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    Chapitre 8


    Ses larges yeux bleus océan ouverts, Seiichi fixait le plafond blanc de sa chambre, les bras étendus le long de son corps. D'après le degré de luminosité des rayons du soleil traversant les rideaux de sa fenêtre, il estima qu'une petite vingtaine de minutes s'était seulement écoulée depuis son réveil.


    A bien des niveaux, Seiichi s'avérait être un adolescent réellement différent des autres. D'abord, il ne fréquentait jamais les autres jeunes et ne participait à aucune activité commune. Ce garçon n'était nullement timide ou complexé par ses capacités. L'adolescent renvoyait férocement tous ceux se risquant à l'approcher pour lui proposer de se joindre à un groupe. Sa manière de s'exprimer dans un style si soutenu que ses camarades pensaient souvent que celui-ci avait avalé dictionnaire rendait parfois la communication difficile avec ceux de son âge. D'ailleurs, il appréciait énormément utiliser de longues phrases complexes et des mots de plus de trois syllabes.


    Sa voix, douce et légère, le différenciait également de tous les autres garçons. Malgré ses quinze ans, elle n'avait toujours pas mué. il conservait le timbre de l'enfance. Un son féminin dont se moquait ses pairs. Une année et demie avant son entrée au collège, Seiichi avait commencé à travailler sur ses cordes vocales. Désormais, l'adolescent parvenait à gommer son intonation de jeune fille. Cependant cela demandait une vigilance de tous les instants.
    Enfin Seiichi détestait les week-ends, vacances et tout autre congé le privant d'une journée de cours.


    Il fallait bien évidemment préciser aussi que ce garçon avait reçu une éducation si spartiate qu'il était impossible de s'imaginer la dure réalité de celle-ci et de ses conséquences.


    C'était déjà le quatrième week-end passé loin de la résidence familiale et Seiichi ne s'habituait toujours pas à son nouveau rythme de vie. Son corps était programmé depuis sa naissance, ou presque, à se réveiller dès les premiers rayons de l'aube.


    Les jours de la semaine où il avait cours, cela ne présentait guère une gêne. Le jeune homme se rendait rapidement à la salle de bain dans la plus grande discrétion et accomplissait son triste rituel. Vers cinq heures du matin, ses condisciples dormaient tous encore.


    Mais le week-end changeait la donne. Du vendredi soir au Lundi matin, Onita, le surveillant général qui assurait la discipline au sein de l'établissement et le fonctionnement de l'internat, devenait beaucoup plus méfiant à l'égard des jeunes pensionnaires.


    En même temps, ce n'était pas totalement injustifiée au vu de certains énergumènes sévissant ici. Comme ce petit garçon roux aux cheveux emmêlés qui était sorti en pleine nuit dans le couloir en slip sans la moindre gêne. Le savon que lui avait infligé Onita avait été si magistral que tout le monde avait été réveillé par les stridents cris de l'agressif surveillant, y compris les filles qui étaient descendus de l'étage supérieur pour connaître la nature de ce vacarme.


    A cause de cette surveillance accrue, Seiichi ne pouvait pas quitter librement sa chambre au petit matin et se rendre à la salle de bain ou aux toilettes sans être pris. Le premier week-end, il avait failli être attrapé. Le jeune homme s'était cru perdu avant d'expliquer à Onita que le bruit entendu devait probablement être un défaut d'une canalisation et avait ensuite regagné ses pénates rapidement craignant d'être soumis à un de ces redoutables interrogatoires dont l'effrayant adulte avait le secret.


    Brusquement, son beau visage pâle grimaça péniblement. Tandis que ses yeux se fermèrent par simple réflexe dans l'espoir de tenter de fuir cette douleur lancinante, sa main droite se posa, sous les couvertures, sur son estomac. Il subissait une fois de plus ces crampes et ces spasmes qui soulevaient continuellement cet organe. A l'intérieur, quelque chose s'agitait, remuait et remontait. L'adolescent luttait pour conserver ce fluide à l'intérieur de son organisme. Les fluides, tel que l'urine ou le vomi, ne devaient jamais souiller les draps d'un lit ou d'un vêtement. Seul le sang était pur et lavait l'honneur d'une faute quand il se mettait à couler.


    Se rendre dans le secret absolu jusqu'à la pièce sanitaire et effectuer son sombre rituel matinal était l'unique remède dont Seiichi avait réellement besoin. Une fois accompli, il pourrait arborer à nouveau son masque dépourvu de toute émotion et reprendre le fil de sa pathétique existence où le jeune homme l'avait laissé en se couchant la veille au soir.


    Mais les étudiants ne se lèveraient pas avant trois heures minimum. Au milieu de ce troupeau d'adolescents, il était absolument exclus de pratiquer son sombre rite quotidien. Seiichi devait donc patienter trois heures de plus avant d'être capable de descendre prendre son petit-déjeuner.


    Au cours de son enfance, sans cesse, ses père et mère l'intimaient de poursuivre ses études, de s'entrainer à la pratique des arts martiaux, de méditer ou de se consacrer à la prière, même malade et brûlant de fièvre.


    Petit, et encore actuellement, il souffrait sans cesse de diverses maladies, allant d'une bronchite à la pneunomie en passant par une grippe. Cela n'incitait pas ses parents à le laisser se reposer. Bien au contraire.


    A présent qu'il était libre de décider de son propre emploi du temps, Seiichi ne voulait plus se lever malade. Ses crampes lui contractaient tant l'estomac que le jeune homme ne savait se concentrer sur aucun travail et devrait tout recommencer.


    Quand Seiichi se sentit finalement prêt à se lever et que son corps fut à nouveau opérationnel pour débuter sa journée, il était passé dix heures. Le lycéen sortit de la salle de bain et descendit au réfectoire.


    De ce rituel, l'adolescent tirait un certain avantage : ne jamais attendre pour être servi par les dames de services. En semaine, il passait toujours le premier et le dernier le week-end.


    - Tu as encore paressé, Shiromiya-kun, se moqua une des cantinières.


    Le regard ferme et fixe, Seiichi ne dit rien et attendit d'être servi. Comme à chaque petit déjeuner, il prenait tous les plats proposés : le bol de riz, deux parts de pancake, quatre tartines de confiture, un bol de céréales et un fruit. C'était une orange ce matin là.


    - Tu manges tellement, Shiromiya-kun, ajouta t-elle en lorgnant avec envie le lourd plateau. Je me demande comment tu fais pour ne pas grossir ni dormir après avoir avalé tout ça ! Je suis jalouse !


    L'esprit concentré sur les paroles et la mélodie que diffusait son lecteur MPX, le jeune homme ne prêtait nullement attention au propos de cette femme. Certes, il appréciait particulièrement de lire sur les lèvres et de comprendre les intentions de la personne en face de lui mais ce genre de situation l'agaçait. L'adolescent aurait tant aimé que ses plateaux soient normaux et prendre du poids comme n'importe qui !


    Une fois son repas consommé, il quitta la pièce en rapportant préalablement son plateau et se rendit à l'intérieur du bâtiment des cours chercher des affaires dans son casier.


    Shiromiya Seiichi était un garçon sérieux, appliqué et soigneux. Toutes les choses contenues à l'intérieur étaient rangées impeccablement. Tout en bas était posé deux paires de chaussures. Des baskets et des souliers. Au-dessus était plié au carré deux livrées d'uniforme, sa blouse blanche pour le cours de Chimie et sa tenue de sport. Sur les deux étagères supérieures étaient entreposées ses manuels de classe et son matériel scolaire. Enfin quelques livres personnels reposaient sur la dernière.


    En défaisant l'attache qui accrochait serviette à la porte du casier, Seiichi ne put s'empêcher de penser à combien il détestait cet horrible armoire en bois. Celui-ci lui rappelait trop combien son incapacité à retourner dans sa chambre dans la journée. Le jeune homme se détestait pour sa propre faiblesse et sa lâcheté à refuser de combattre ses démons intérieurs.
    Tendant sa main bien haut, Seiichi attrapa le matériel utile pour faire ses devoirs et referma la porte. Il se dirigea en direction de la bibliothèque et s'installa à sa table habituelle, celle au milieu de l'espace de travail.


    Seiichi appréciait le calme et la douceur régnant au sein d'une bibliothèque. Chaque fois qu'il pénétrait en ces lieux saints, le jeune homme ressentait un profond apaisement de son âme. Tout ce qui le faisait cruellement souffrir existait toujours au-délà des portes de ce merveilleux monde. Mais son esprit les oubliait et partait loin grâce aux documents consultés.


    Le frêle adolescent se pencha sur l'écriture de la dissertation à remettre dans le courant de semaine en Histoire. Le sujet traitait de l'ère Edo et demandait en quoi la structure politique de cette époque avait permis de soumettre la société. Par ses connaissances acquises par ses origines, Seiichi n'eut même pas besoin de rechercher des informations et écrivit de mémoire le contenu de son devoir en une vingtaine de pages.


    Quand il eut reposé son stylo noir sur la table, le lycéen relut intégralement sa copie et jugea le résultat satisfaisant. En dehors de ce devoir, l'adolescent devait encore faire des recherches sur le dernier cours de Chimie mais l'aide de son binôme lui serait néccesaire. Si ses compétences littéraires n'étaient plus à prouver, celles du domaine scientifique demeuraient en constante latence. Il rangea donc son devoir dans un parapheur puis remit ses autres affaires dans sa serviette et quitta la bibliothèque.


    Après un passage éclair pour remettre ses possessions à leur place et prendre un de ses livres, il choisit de s'installer à l'ombre d'un chêne, près de l'entrée de l'établissement.
    En temps ordinaire, Seiichi dédaignait tous lieux que fréquentaient ses condisciples et se réfugiait du côté de la pièce d'eau. Mais aujourd'hui le soleil montait déjà haut dans le ciel, comme la température, et donnait sur la partie arrière du campus. L'astre ne tournerait pas vers le portail avant la fin de la journée. Or, l'adolescent aux cheveux ébènes ne supportait pas la chaleur et la luminosité du soleil.


    Plongé dans la lecture des beaux vers de Baudelaire, Seiichi ne perçut presque plus rien du monde extérieur, même si ses sens restaient constamment en éveil. Il le prouva, à l'instant même où un jeune garçon à la chevelure brune, aussi emmêlée qu'une meule de foin fraichement remuée, passa le portail, en redressant vivement la tête et en regardant attentivement le nouveau venu.


    - Tu n'es pas un étudiant de cette école.


    Les yeux posés sur l'enfant, l'adolescent estima sa taille à moins d'un mètre cinquante. Peut-être même moins d'un mètre quatre-cinq.


    Un écolier venu en train voir son grand frère interne ? C'est étrange, pensa Seiichi. Même si les parents accordent de l'autonomie à leur enfant, ils ne le laissent pas quitter leur ville, souvent même leur quartier, tout seul. Ainsi qui peut être ce petit garçon et d'où vient-il ? Mais personne ne serait interne dans un lycée de sa propre ville. Cela serait tout bonnement ridicule.


    En formulant intérieurement ces réflexions, il observa encore plus attentivement l'enfant et remarqua que le sens de l'esthétique ne sembla pas très développé chez la personne qui l'avait habillé. Ce garçon portait un tee-shirt rouge à manches longues dépareillées, une de couleur verte et l'autre jaune, un short kaki très courts et des baskets roses et blanches. Également, un large bandeau jaune fluo tentait de structurer sa masse de cheveux.


    Face à un tel accoutrement si excentrique et peu conventionnel, Seiichi dût faire beaucoup d'effort pour ne pas montrer son étonnement. En son for intérieur, le jeune homme songea qu'il ne s'habillerait jamais de manière aussi ridicule à moins d'être devenu complètement fou.


    - Bonjour, dit le jeune garçon.


    En même temps que sa salutation, l'écolier voulut s'incliner du buste. Cependant il se courba vraiment très bas et bascula en avant tombant dans l'herbe, la tête un mètre à côté des pieds des genoux de Seiichi.


    - Je suis désolé, bredouilla t-il penaud en se recroquevillant sur le sol.


    - Qui es-tu ?


    - Je m'appelle Nobu, répondit-il en redressant juste la tête. Nobu. Oui, c'est Nobu Oota !


    - Normalement, tu es sensé mettre ton nom avant ton prénom, corrigea Seiichi.


    - Je suis désolé, s'exclama Nobu en plaquant sa tête contre le sol.


    - Ce n'est pas si important, affirma Seiichi même si celui-ci était normalement très à cheval sur les règles de politesse. Que viens-tu faire ici ? C'est un lycée et je doute que tu sois un étudiant ici.


    - Non, je suis un collégien, révéla Nobu en relevant la tête. Je viens voir un ami à moi. C'est Rentarou-kun ! Tu le connais ?


    Collégien ? s'étonna mentalement Seiichi. Ce garçon est déjà au collège ? Il semble aussi mâture qu'un écolier de troisième année !


    - Je ne connais pas le prenom de mes condisciples, l'informa Seiichi. Ici, nous nous appelons seulement pas nos noms de famille. Tu connais celui de ton ami ?


    - Je ne m'en souviens plus, avoua Nobu, en baissant la tête, dle visage rouge écarlate.


    - Dans ce cas, décris le moi, suggéra Seiichi. Je pourrais peut-être le reconnaître.


    - D'accord, accepta Nobu en retrouvant le sourire. Alors c'est un type super grand et super fort ! Et il porte toujours des lunettes de soleil ! Ca t'aide ?


    - Grand ? Fort ? Avec des lunettes de soleil ? répéta Seiichi en arquant un sourcil.


    Même en faisant le maximum pour l'éviter, je n'y arrive pas, songea t-il, dépité.


    - Satsuma Rentarou-han, dit Seiichi en poussant un faible soupir.


    - Alors tu le connais ? Tu sais où je peux le voir ? s'écria Nobu très excité.


    - Nous sommes condisciples et non amis, se défendit Seiichi. Je ne passe pas mon temps à rester près lui et à savoir ce qu'il fait.


    - Mais je suis venu voir Rentarou-kun, gémit Nobu en adoptant une expression très triste.


    Refermant son livre, Seiichi se releva, la main droite posée contre le tronc de l'arbre contre lequel il s'était adossé, et fixa attentivement le jeune garçon qui se tenait devant lui.
    Au premier examen de la situation, celle-ci l'ennuyait considérablement. Il ne désirait pas s'embarrasser de cet enfant et l'envie de le rabrouer le démangeait fortement. Mais l'adolescent aux cheveux ébènes s'interdit de procéder d'une telle manière. En aucun cas, son acte ne pourrait être correct ni responsable. Dans cette situation, malgré l'ennui et la répugnance éprouvée, l'honneur dictait de prendre soin de ce petit garçon et de le conduire à sa destination.


    - Je vais essayer de t'amener à Satsuma-kun, annonça Seiichi.


    - Vraiment ? C'est génial, acclama Nobu en battant des mains.


    Fronçant les sourcils, le frêle adolescent aux cheveux ébènes se demanda dans quelle aventure il venait de s'engager. Le jeune homme tenta de trouver un moyen de retrouver son condisciple mais rien ne lui vint à l'esprit. Avant d'entreprendre le début des recherches, Nobu questionna Seiichi.


    - Au fait, comment tu t'appeles ?


    - Mon nom est Shiromiya Seiichi. Je suis en première année classe D.


    - Dis, Seiichi-kun, pourquoi tu parles si bizzarement ?


    - Bizzarement ?


    Comme à chaque fois où il s'étonnait, sa voix redevenait féminine.


    - Bah oui ! Tu as une intonation étrange et différente de celle que je peux entendre sur Tokyo.


    - Ah ? Tu veux parler de mon accent. C'est normal puisque je suis originaire de Kyoto. Je m'exprime en kansai-ben depuis que j'ai appris à parler. Par ailleurs, je n'aime pas du tout l'accent des gens de Tokyo, même s'il est reconnu comme standard. Après tout, autrefois, Kyoto était la capitale du Japon. Par conséquent, le dialecte et l'accent du Kansai devraient être davantage mis à l'honneur que stigmatisé.


    Nobu éclata de rire.


    - Seiichi-kun, tu es vraiment un chauffe à vin !


    L'adolescent arqua un de ses fins sourcils, surpris, mais garda le contrôle de sa voix.


    - Qu'est que tu essaies de me dire ?


    - Ben, je veux dire que tu défends l'endroit où tu es né. Je ne suis pas doué avec le vocabulaire.


    - Je vois. Tu voulais dire chauvin. Mais tu as tort. Je ne suis absolument pas chauvin. Je me base à partir de faits réels et historiques pour établir mes opinions. Je me montre toujours objectif.


    - Tu parles. tu défends quand même ta région natale.


    - Il s'agit d'un hasard que je sois né là-bas.


    - Je suis sûr que si tu étais né à Kyuushu ou Hokaido, tu aurais défendu l'endroit de ta naissance.


    - Tu parles sans savoir, Nobu-kun. A présent, mettons-nous au travail. Ne veux-tu pas retrouver Satsuma-han ?


    Pour réussir cette tâche, Seiichi se résolut à interroger tous les internes restés au sein de l'établissement afin de glaner quelques renseignements. La tournée ne dura que peu de temps. En dehors de lui-même, il ne resta qu'une petite douzaine d'étudiants disséminés sur le campus sur les cent-cinquante qui constituaient l'effectif de l'internat. Toutefois, ce ne fut pas si infructueux que le jeune homme l'eut pensé car une fille se remémora d'un infime détail.


    - Il me semble l'avoir vu, exposa t-elle à Seiichi. C'était le week-end dernier quand mon copain m'a emmené à Odaiba pour aller au parc d'attraction.


    - Mais es-tu certaine que ce soit Satsuma-han ?


    - Il était loin mais lui est vraiment grand, fit la jeune fille en jouant avec une de ses mèches noires. Cependant comme tu le sais, Seiichi-kun, nous sommes dans la même classe alors je connais sa silhouette.


    Écoutant avec une grande attention ces détails, Seiichi opina de la tête puis la remercia poliment de son aide tout en s'excusant de l'avoir ennuyé avec cette histoire. Il réfléchit ensuite à la possibilité que Satsuma puisse réellement se trouver dans le quartier d'Odaiba actuellement. Après tout, son condisciple pouvait y être allé la semaine dernière mais rien ne garantissait qu'il irait aussi aujourd'hui.


    - Seiichi-kun, allons à Otaba ! s'écria jovialement Nobu en tirant si fort sur la chemise de Seiichi qu'il réussit à la dégager de son pantalon.


    - Odaiba, Nobu-kun, corrigea Seiichi de manière automatique. Et nous ne pouvons pas nous rendre là-bas si aléatoirement. Rien ne prouve que Satsuma-han sera là.


    - Mais on n'a pas d'autre piste, objecta Nobu en fronçant son petit nez, alors allons-y ! Allons-y !


    Malgré sa réticence à se rendre dans un endroit où toutes les probabilités indiquaient qu'il perdrait son temps, Seiichi se résolut à accepter la suggestion malgré tout. Par ailleurs, le jeune homme n'eut pas vraiment le choix car son interlocuteur tirait de plus en plus fort sur sa chemise que celle-ci menaçait sérieusement de se déchirer.


    - J'ai compris, lâcha Seiichi résigné. Mais nous explorons le quartier deux heures maximum et si nous ne le trouvons pas, on rentre attendre Satsuma-han ici. As-tu bien compris ?


    - Ouais ! Tu es génial, Seiichi-kun, s'exclama Nobu ravi.


    L'adolescent et l'enfant quittèrent donc le campus et se rendirent à la station la plus proche de métro. Seiichi acheta deux tickets pour leur destination. Tous deux traversèrent la nuée humaine jusqu'au quai pour embarquer dans la bonne rame.


    En arrivant, Nobu sauta le premier du train et courut précipitamment vers la sortie si bien que Seiichi dût jouer des coudes avec ses voisins pour gagner des places. Il remonta péniblement une centaine de mètres pas à pas, donnant sans cesse de petits coups dans le dos des gens, en reçut aussi et atteignit dans un soulagement évident les ascenseurs où il retrouva Nobu.


    L'espace d'un instant, Seiichi éprouva l'envie de lui tordre le cou mais se retint en se remémorant que ce n'était qu'un enfant pourvu de réactions imprévisibles. Pour calmer ses nerfs, il s'imagina faire la leçon à ses parents irresponsables.


    - Nobu-kun ! dit Seiichi d'une voix très froide, les sourcils levés. Tu ne dois en aucun cas t'éloigner de la personne avec laquelle tu es ! Cela est dangereux !


    - Je suis désolé, Seiichi-kun, murmura Nobu en baissant la tête. Je ne pensais pas à mal. J'étais juste très excité d'être enfin arrivé !


    - Ne t'éloigne plus de moi ou nous rentrons directement.


    La menace fit un très fort effet sur le petit garçon qui se calma instantanément. L'adolescent attrapa sa main et tous les deux remontèrent à la surface pour se mélanger à la foule nombreuse qui recouvrait les trottoirs d'Odaiba.


    - Il y a trop de monde ici, se plaignit Nobu. On ne verra jamais Rentarou-kun !


    - C'est toi qui a voulu venir, rappela Seiichi en s'efforçant à conserver son calme.


    - Je ne pensais pas qu'il y aurait tant de monde, Seiichi-kun, fit Nobu penaud.


    Le jeune garçon demeura un long moment silencieux. Une période que Seiichi apprécia fortement et aurait souhaité la prolonger le plus longtemps possible. Celle-ci cessa quand ils atteignirent un croisement d'où l'on pouvait apercevoir l'immense bâtiment pourvu d'une grosse sphère en son centre occupée par la Fuji Télévision.


    - Seiichi-kun, tu penses quoi de Rentarou-kun ?


    - Il est une personne peu ordinaire, dit Seiichi après avoir réfléchi correctement à la formulation de sa réponse.

    - C'est vrai, approuva Nobu en secouant énergiquement sa tête. Rentarou-kun est le type le plus incroyable et génial que j'ai jamais rencontré !


    Se retenant de pousser un soupir, Seiichi réalisa qu'il passerait probablement tout le reste de sa journée à écouter des louanges de son condisciple. Cette perspective le démoralisa totalement mais n'en montra aucun signe extérieur.


    - Quand on vivait à Yokohama, on était tous deux des gamins des rues. Moi, j'arrivais à survivre en piquant à manger sur des étals de magasins. Mais Rentarou-kun était différent ! Même petit comme je le suis encore, il se risquait à provoquer de gros durs pour prendre leur nourriture !


    Levant un sourcil suite à cette révélation, Seiichi devint subitement attentif. Finalement, la journée ne serait pas une si grande perte. Peut-être pourrait-il comprendre les raisons du comportement de Satsuma ?


    Cependant il existe une incohérence dans cette histoire, songea Seiichi. Satsuma-han est un garçon qui pense toujours aux autres avant lui-même. Je ne le vois pas attaquer quelqu'un juste pour obtenir de la nourriture ensuite.


    - Mais tu sais où Rentarou-kun était le plus cool, Seiichi-kun ? l'interrogea Nobu, l'air béat.


    - Je pense que tu devrais bientôt répondre à cette question, éluda Seiichi très calmement.


    - Eh bien, il abandonnait la nourriture dans un parc ou tout endroit où vivait des enfants seuls au monde comme nous deux, révéla Nobu avec excitation. Alors moi j'en prenais un peu et en retour, je piquais des biscuits et des fruits dans un magasin pour les partager avec lui en remerciement.


    - Pourquoi Satsuma-kun agissait ainsi ? s'étonna Seiichi. La nourriture est une chose importante et cela aurait été plus raisonnable de la conserver en vue de périodes difficiles.


    - J'ai posé la question une fois à Rentarou-kun, avoua Nobu. Il m'a répondu que ce qui lui plaisait était de combattre les gros durs de la ville et de leur prendre ce qu'ils possédaient pour leur montrer leur défaite mais ça lui faisait mal de garder ça.


    - Mal ? répéta Seiichi en fronçant davantage ses fins sourcils.


    - Il ne m'a jamais expliqué pourquoi, reprit Nobu plus tristement, la mine basse. Il ne m'a même jamais dit pourquoi se battre lui faisait du bien.


    Redevenu silencieux, Seiichi plongea ses mains dans ses poches. Ces anecdotes racontées par cet enfant ne collaient absolument pas avec le personnage auquel ressemblait son condisciple. Satsuma lui apparaissait comme un véritable modèle de vertu et de droiture. Il n'aurait jamais cru être capable de rencontrer une personne faite de chair et sang comme lui. Son voisin s'oubliait toujours dès qu'un individu, même sans lien tangible avec lui, avait un problème et faisait tout pour lui apporter son aide.


    A présent, imaginer ce même Satsuma en train d'écumer les rues d'une ville et à chercher la bagarre, même âgé de quelques années de moins … Non, il n'arrivait pas à mettre une image de la situation dans son esprit tant elle lui paraissait grotesque.


    Mais quelque chose le troubla dans ce raisonnement. Sa mémoire venait de lui rappeler plusieurs moments où il avait aperçu Satsuma plus agressif qu'à l'accoutumée. D'abord, l'histoire entre lui et Fukuda qui l'avait fait sortir de cours pour refouler sa colère montante. En même temps, il comprenait pleinement ses raisons : celui-ci avait revu son ancien tortionnaire de l'époque de l'école élémentaire. Toutefois, l'adolescent aux cheveux ébènes avait parfaitement lu des marqueurs émotionnels de haine, de colère et de violence sur le visage de son binôme. Il se souvenait ensuite de plusieurs moment où l'irritation l'assaillissait et résistait de son mieux pour la contrôler et conserver son calme.


    Certes, Satsuma était sans nul doute un garçon impulsif et colérique qui contrôlait ses émotions néfastes le mieux possible mais cela ne signifiait pas celui-ci était capable de la violence dont le jeune Nobu lui parlait.


    - Seiichi-kun, tu m'écoutes ? s'écria vivement Nobu d'un ton vexé et ennuyé. Ca fait une heure que je t'appelle !


    - Vraiment ? fit Seiichi en émergeant de ses pensées suite aux cris du garçon. J'en suis navré.


    - On va où, Seiichi-kun ? Ce carrefour est si grand, se lamenta Nobu d'une moue comique.


    Bien que de nature pragmatique et logique, le jeune homme choisit toutefois de se remettre au hasard pour continuer leur promenade dans les rues de ce quartier. De toute manière, il ne s'attendait nullement à retrouver son condisciple de manière aussi aléatoire. Néanmoins, Seiichi devait faire preuve de bonne volonté afin de ne pas décevoir son jeune compagnon. Le lycéen leva le nez pour apercevoir plusieurs panneaux indicateurs et les lut afin de choisir la meilleure piste.


    - Prenons la rue de gauche, décida Seiichi. Elle mène à plusieurs centres sportifs et magasins de sports. Beaucoup de jeunes doivent se trouver là-bas.


    En même temps qu'il annonça sa décision, l'adolescent serra plus fort la main de Nobu, craignant sa réaction au moment de traverser la route. Le jeune homme attendit patiemment l'immobilisation des véhicules aux feux tricolores et endura péniblement et silencieusement les cris du petit Nobu à réclamer aux voitures de s'arrêter.


    - Tu es déjà venu ici, Seiichi-kun ? demanda Nobu quand ils furent de l'autre côté.


    - Non, c'est la première fois, répondit Seiichi d'un ton neutre.


    - Comment tu savais pour les centres sportifs alors ? s'étonna Nobu en écarquillant ses pupilles marron.


    - J'ai lu les panneaux et analysé le meilleur chemin à suivre, révéla t-il en cachant sa surprise que la question de l'enfant lui procura.


    - Ah ? Il y a des panneaux qui indiquent les routes ? s'écria Nobu qui n'aurait probablement pas été plus surpris si Seiichi lui avait annoncé avoir vu un OVNI survoler la ville la nuit dernière.


    - Tu ne m'as pas dit que tu avais grandi seul dans les rues, Nobu-kun ? fit Seiichi qui n'apprécia pas du tout la tournure de cette conversation.


    - Mais je ne savais pas lire à l'époque, avoua l'enfant tout penaud. Encore maintenant j'ai du mal à comprendre les mots avec des kanjis compliqués. Alors je n'ai jamais attention si une route était indiquée ou non. Je me fie toujours à mon instinct.


    - Quel âge as-tu, Nobu ? demanda finalement Seiichi désireux de clarifier l'incompréhension.


    - J'ai treize ans, répondit-il. Enfin je crois. Mais légalement j'ai treize ans !


    - Légalement ? répéta Seiichi dont le sourcil demeurait levé. Tu sais quand tu es né, non ? Quand fêtes-tu ton anniversaire ?


    A cette question, le visage de Nobu se renfrogna quelque peu, un voile de tristesse le recouvrant.


    - Je n'ai jamais fêté d'anniversaire ni soufflé de bougies une seule fois, dit Nobu d'un ton devenu étrangement aussi calme que celui usité par Seiichi. Ma mère m'a abandonné bébé. Les services sociaux m'ont élevé plusieurs années puis je me suis sauvé quand j'ai grandi … Je n'arrivais pas à me défendre face aux autres orphelins ou abandonnés avec qui je vivais. A recevoir toujours des coups, j'ai pensé que j'allais mourir mais je ne voulais pas alors j'ai fui et j'ai survécu comme j'ai pu dans la ville.


    Baissant la tête vers le sol, les yeux du lycéen exprimèrent pour une rare fois une expression de tristesse compatissant aux malheurs de son jeune ami. Il posa doucement sa main sur sa crinière brune et emmêla un peu plus ses mèches qui partaient en tous les sens.


    - Que fais-tu à présent ? s'informa t-il d'une voix très douce et compatissante.


    - Grâce à Yushima-sempai, j'ai réussi à récupérer le dossier établi quand j'ai été abandonné et j'ai pu m'inscrire au collège Kanzen Gakuen, exposa Nobu en retrouvant le sourire. Enfin c'est surtout grâce à Rentarou-kun qui m'a fait travailler pour réussir l'examen d'entrée.


    - Je suis très heureux de constater que tu te sois sorti de cette triste condition, lui dit Seiichi le plus sincèrement possible, d'un sourire chaleureux.


    Alors que le jeune garçon le remercia immédiatement, Seiichi se souvint qu'il avait évoqué suivre ses études au collège Kanzen Gakuen. Portant correctement son nom se rapportant à la perfection, cet établissement privé parvenait à se maintenir à la troisième place des classements des collèges tokyoites. D'après les rumeurs circulant dessus, on racontait même que le proviseur était le jeune frère de celui du lycée Ryoko Gakuen que fréquentait Seiichi.
    Pendant que l'adolescent aux cheveux ébènes méditait sur ces pensées et que le jeune garçon à la chevelure brune racontait à nouveau des propos futiles, tous deux passèrent devant plusieurs magasins de sportifs ainsi qu'un centre de frappe dédié au base-ball puis devant un terrain de football mais ils ne virent jamais la massive silhouette de leur camarade commun. Le duo déboucha sur une large avenue où se tenait un vendeur ambulant de takoyakis bien occupé vu la longue file d'attente devant le chariot.


    - Seiichi-kun, j'ai faim, réclama Nobu en se frottant son estomac. Mangeons ! Mangeons ! Je veux des takoyakis ! Allez !


    Depuis bien longtemps, l'adolescent avait accepté d'obéir aux différentes suggestions de son jeune ami bien qu'il lui en coûta beaucoup moralement de passer tous les caprices d'un gamin. Mais il ne voulait ni provoquer de scandale ni argumenter des heures durant ni crier en pleine rue. Or, en refusant les propositions de Nobu, Seiichi savait pertinemment que cela aboutirait fatalement à la suite de ces évènements imaginés.


    Après avoir attendu presque une demie-heure, les deux jeunes repartirent en mangeant en même temps leurs délicieuses brochettes de poulet.


    - J'ai soif maintenant, se plaignit Nobu quand il eut terminé de manger. Tu m'achètes à boire ?


    - Tu dois dire s'il te plait pour formuler ta demande, corrigea Seiichi en se retenant difficilement de ne pas pousser un profond soupir de désespoir.


    - Alors tu peux m'acheter à boire, s'il te plait, Seiichi-kun ?


    - Je ne sais pas où trouver de distributeurs, avoua Seiichi, mais retournons sur nos pas. Tout à l'heure, nous sommes passés près d'un parc. Sans aucun doute, nous trouverons une fontaine.


    Ils refirent donc le chemin inverse qu'il avait parcouru jusqu'à là, dépassant même le vendeur ambulant, avant de pénétrer dans ce parc.


    Ce parc était un superbe endroit dont un simple regard apaisait l'esprit. Sur la pelouse correctement entretenue fleurissait, dans de nombreux carrés, des plants de toutes les couleurs plus magnifiques les unes que les autres.


    A l'ombre fraiche des cerisiers récemment éclos qui se dressaient fièrement le long des larges allées, Seiichi et Nobu remontèrent la principale en marchant sur le voile rose et blanc qui la recouvrait. Ils arrivèrent au milieu du parc où se rejoignait l'ensemble des chemins réservés à la promenade.


    La première chose à apercevoir alors se trouvait être une grande fontaine qui diffusait un grand jet d'eau alimentant le bassin. Sur les côtés, de jeunes enfants s'amusaient à faire voguer un bateau en le téléguidant.


    - Je crois que tu es servi, Nobu-kun, annonça Seiichi.


    Sans répondre à son compagnon, le jeune garçon courut vers la fontaine et se pencha pour boire. La tête proche de l'eau, il lapa le liquide, comme le ferait un chien, et but goulument sans s'interrompre jusqu'à une forte poigne le souleva de terre. Les jambes pendantes dans le vide, le collégien se trouva presque à deux mètres du sol et commença à paniquer quand son regard se posa soudainement sur le visage de son agresseur.


    - Rentarou-kun ! cria joyeusement Nobu.


    - Que fais-tu là, Nobu-kun ? demanda Rentarou énervé en maintenant toujours le garçon en l'air par son tee-shirt. Je t'ai dit cent fois de ne pas te rendre à un endroit que tu ne connais pas !


    - Je m'excuse, Rentarou-kun, fit Nobu en prenant un air navré, mais je ne suis pas venu seul ! Un de tes amis m'a accompagné !


    - Un ami ?


    Très surpris, Rentarou tressaillit puis reposa son ami d'enfance sur le sol avec délicatesse. Il n'apprécia pas du tout la réponse. Le lycéen géant n'avait pas d'ami de son âge et personne ne se souciait de lui. Si Nobu avait précisé une au lieu d'un, il aurait deviné qu'il s'agissait de Matsuda Yoko, sa seule amie pour le moment, et aurait préféré. Son esprit pensait que cet ami en question devait être Fukuda Kou. Malgré sa décision de pardonner son comportement passé et son attitude amicale à son égard, Rentarou n'oubliait pas tout ce qu'il avait enduré à cause de lui. Moins ils se verraient, mieux le jeune colosse se porterait.


    - Qui est cet ami ? voulut-il savoir, le visage devenu sombre.


    - Tu n'as qu'à te retourner, s'exclama Nobu jovialement. Il attend derrière juste là !


    Inspirant rapidement avant, l'adolescent se retourna et découvrit avec stupéfaction Seiichi qui n'avait cessé de les observer, les bras croisés contre sa poitrine.


    - Quand je dis que le destin a décidé de nous lier, dit Seiichi en marchant vers eux. Même hors des cours et du lycée, nous finissons fatalement par nous retrouver ensemble.


    Durant plusieurs minutes, Rentarou ne sut prononcer aucune parole tant cette suite d'événements lui parut incroyable. Finalement, il se décida à remercier son condisciple pour avoir pris soin de Nobu et s'inclina du buste.


    - Merci beaucoup d'avoir pris soin de Nobu-kun.


    - Je ne suis pas certain d'avoir eu le choix, répliqua Seiichi, alors je ne pense pas mériter de remerciements ou quoique se soit.


    - C'était gentil quand même, reprit Rentarou en se reprochant de ne pas savoir continuer une conversation.


    - Tu joues au tennis ? interrogea Seiichi dont le regard se fixait sur le banc où Rentarou était assis préalablement.


    - Comment sais-tu ça ? s'exclama Rentarou avec stupeur.


    - Simplement car tu possèdes au minimum une raquette dans cet étui, répondit Seiichi.


    Nobu observa à son tour le banc et vit aussi ce fameux étui mais ne comprit pas du tout la déduction de son ami. il se retourna vers lui.


    - Mais cet étui pourrait contenir n'importe quoi, protesta Nobu. Pourquoi as-tu pensé au tennis ?


    - J'ai observé la tenue de Satsuma-kun, expliqua Seiichi. En temps normal, hors des cours, il porte un jean et un tee-shirt mais jamais de short comme aujourd'hui. Il en met seulement pour le cours d'Education Physique. Par conséquent, s'il porte un short en ce moment, c'est pour faire du sport.


    - Je comprends le raisonnement, accepta Nobu. Mais pourquoi le tennis ?


    - Si Satsuma-kun avait choisi de jouer à un sport collectif, il serait de toute évidence avec les gens avec qui il jouerait, reprit Seiichi. Cependant il est seul. La conclusion à en déduire revient à dire qu'il pratique un sport individuel.


    - Mais il existe beaucoup de sports individuels, répliqua Nobu, de plus en plus mécontent. Pourquoi as-tu pensé au tennis ?


    - A cause de sa taille, révéla Seiichi. A part une raquette de tennis, il n'existe pas d'objet sportif nécessitant un si grand étui.


    Cette fois, l'argument convainquit totalement le jeune garçon. Celui ci tourna successivement plusieurs fois sa tête entre Seiichi et le banc sur lequel reposait l'étui avant de l'immobiliser enfin.


    - Tu es si intelligent, s'extasia Nobu impressionné et émerveillé. Tu es vraiment trop cool !


    - Ce n'était absolument rien, se défendit Seiichi d'un très petit sourire.


    - J'avoue que je suis moi aussi impressionné, intervint Rentarou.


    - Ce n'est pas grand chose, assura Seiichi en conservant le même ton calme qu'il avait adopté tout le long de la conversation. Je vais vous laisser tous les deux.


    Joignant le geste à la parole, il les salua tous deux en s'inclinant respectueusement et tourna les talons mais Nobu l'arrêta en le tirant par la manche de sa chemise.


    - Seiichi-kun ! Seiichi-kun ! Reste avec nous, réclama Nobu en secouant son bras gauche


    - J'ai du travail à terminer, se justifia Seiichi en retirant la main de Nobu de son membre. Mais je suis ravi de t'avoir rencontré et je te souhaite une bonne continuation.


    Malgré le regard d'une profonde déception lue dans les yeux du jeune garçon, Seiichi poursuivit son chemin et quitta le parc d'un pas pressé.


    Les mains dans les poches, il se ne cessa de repasser les différentes images de la fin de la matinée et de l'après-midi.


    Même si son compagnon l'avait continuellement harcelé et mis à mal ses nerfs et son système digestif, Seiichi s'était aussi attaché à ce petit bonhomme. Ses yeux pétillants de malice, d'espièglerie et curiosité lui manquaient déjà.


    Une fois de plus, il jalousa Satsuma de posséder une chose dont le jeune homme avait tant envie. Chaque jour qui s'écoulait, l'adolescent aux cheveux ébènes ne pouvait s'empêcher de l'observer et d'admirer ses efforts constants de croire en les autres et d'être accepté par eux. Après les révélations apprises aujourd'hui, Seichi le jugeait encore plus digne de respect.
    Également, Seiichi l'enviait aussi pour la manière dont il parlait de sa mère avec tant de foi, d'admiration et de respect. Dans sa bouche, elle paraissait être une sorte de Déesse bienfaitrice dont les enseignements devaient être considérés comme mystiques.


    Portant subitement sa main sur sa poitrine, entre le cœur et l'estomac, le jeune homme durcit les traits de visage. Il se rappela avec force qu'il devait résister aux faiblesses de son corps et de son cœur et se repassa les enseignements de ses parents mentalement.


    L'esprit est plus fort que tout, récita Seiichi. Il surpasse et domine n'importe quel événement. Il domine totalement le corps et contrôle tous les émotions. Il faut toujours se souvenir d'écarter les faiblesses avec son esprit que créent le corps et le cœur.


    Au fur et à mesure qu'il se souvenait de cette perpétuelle leçon enseignée au cours de son enfance, l'adolescent aux cheveux ébènes sentit le malaise du matin revenir à l'intérieur de son corps et remonter lentement.


    En jetant un regard autour de lui pour être certain de ne pas être vu, il se glissa dans une ruelle toute proche et se cacha dans le fond. A cet endroit, Seiichi se baissa, tombant à genoux. Ses mains se posèrent contre les pavés du sol. il entreprit une nouvelle fois le début de son rituel macabre.


    Je me déteste, pensa Seiichi, et je suis complètement détestable.

     

     

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    Chapitre 7

     

     

    Baillant une énième fois, Rentarou luttait contre sa fatigue pour ne pas s'écrouler sur sa table et dormir jusqu'à la fin du cours d'Anglais. Depuis la découverte de la porte secrète deux semaines plus tôt, le jeune homme aux cheveux de jais rentrait chaque soir très tard au lycée, si tard qu'il devait s'acheter un sandwich en ville car l'heure du diner était dépassée depuis longtemps.

    L'adolescent ne se couchait pas non plus immédiatement car il devait travailler sur ses cours, faire ses devoirs et approfondir ses leçons. Il s'endormait généralement vers trois heures du matin sur un cahier, un crayon à la main, sous la lumière du spot de son bureau.


    Malgré sa fatigue et l'envie éprouvées de dormir en cours, le jeune homme se l'interdisait. Certains de ses condisciples ne s'en privaient pas d'ailleurs mais il refusait de les imiter. Puisqu'il avait choisi de son plein gré de se rajouter une surcharge de travail supplémentaire, le lycéen géant devait en supporter les conséquences.


    Face à ses étudiants, Mademoiselle Aizawa était une femme d'une cinquantaine d'années, même si celle-ci tentait vainement de chasser les effets du temps par le moyen d'une coloration brune et de porter des lentilles de contact. Elle fournissait à sa classe de longues explications sur plusieurs points du texte mais son rugueux et fort accent texan gênait beaucoup la compréhension. Selon les perfides rumeurs circulant au sein du lycée, tous ses étudiants n'auraient jamais rien compris à ses cours s'ils n'avaient pas eu chaque fois le texte sous les yeux. On racontait souvent que chaque élève interrogé oralement recevait toujours la plus mauvaise note puisqu'il ne comprenait pas les questions qui lui étaient adressées.

    - Now I am going to interrogate a student, dit subitement la professeur d'anglais


    A travers la salle, le silence le plus complet régna instantanément. Chacun se figea et essaya de conserver une attitude plus que normale, priant pour ne pas être la malchanceuse victime à être désignée par son bourreau.


    - It seems me I had listened never Satsuma-kun, annonça t-elle après de très longues minutes de réflexion et de terreur.


    Alors que le reste de la classe poussa un grand soupir de soulagement et recommença à respirer normalement, Rentarou pesta intérieurement de sa mauvaise fortune. Il n'était déjà pas bon en cette matière mais aujourd'hui le lycéen géant n'avait pratiquement rien suivi au cours. L'adolescent avait tout juste lu le texte sur lequel dissertait leur professeur depuis une demie-heure et ne voyait pas comment il réussirait à répondre à toutes les questions qui lui seraient posées. Incapable d'échapper à cette pénible corvée, le jeune homme aux cheveux de jais se résigna et se leva pour se rendre au tableau où Aizawa l'attendait, assise à son bureau.


    - Good Satsuma-kun, s'exclama t-elle en posant son livre contre ses jambes. Are you ready ?


    Même s'il ne l'était absolument pas, l'adolescent hocha lentement de la tête pour répondre affirmativement.


    - So it begins, enchaina t-elle. In this text, who is the main protagonist ? Tell me his motivations too.


    Rentarou déglutit difficilement sa salive. Il ne connaissait pas la bonne réponse maisse souvenait que le document était un article de journal sur une jeune femme.

     

    Malheureusement, le jeune homme n'avait pas la moindre idée de ce qu'elle avait fait.


    - This text is newpaper who speak of one young woman, commença Rentarou très hésitant qui cherchait à gagner du temps.


    - Le pronom who est utilisé pour désigner une personne, corrigea son professeur. Pour parler d'un objet, tu dois employer le pronom which.


    Retenant un sourire, l'adolescent songea que son faible niveau dans la langue de Shakespeare allait beaucoup l'aider à surmonter cette épreuve. Il devait rester une douzaine de minutes avant la fin du cours et de son calvaire. En accentuant davantage son problème avec la grammaire anglaise, Rentarou pourrait peut-être s'en tirer à bon compte.


    - Je suis désolée, Aizawa-sensei, s'excusa Rentarou. J'ai du mal à le retenir.


    - Resume now, décida Aizawa. Who is this woman ?


    Son plan lui avait paru correct au début mais il coinçait maintenant. Utiliser sa faiblesse en grammaire pour ralentir l'interrogation était une bonne idée mais encore fallait-il avoir des choses à raconter pour faire des fautes sur les phrases formulées. Actuellement, son pauvre cerveau n'avait aucune idée sur la situation de cette femme et ne voyait pas quoi inventer sans risquer d'avouer au professeur que son élève n'avait rien suivi au cours. Cela lui aurait coûté une retenue.


    - We are wainting, Satsuma-kun, s'impatienta la professeur d'Anglais.


    Poussé dans ses retranchements, il se décida finalement à utiliser le dernier atout qui lui resta.


    - I know things to say but I don't know how to say them in english, tenta Rentarou. Can I


    Au moment où il s'apprêta à réclamer davantage de temps pour réfléchir à la formulation de ses phrases, la sonnerie libératrice retentit à travers le couloir du second étage et allègea tant le cœur de Rentarou qu'il aurait presque sauté de joie au plafond.


    - Puisque nous n'avons pas eu le temps de terminer cette interrogation, décida Aizawa d'un ton tranchant, tu me rédigeras un commentaire de trois pages minimum de ce texte, Satsuma-kun, et je veux ce devoir pour demain.


    - Mais nous n'avons pas cours d'Anglais, protesta Rentarou


    - Tu sais qu'il existe un bureau pour chaque professeur dans ce lycée, non ? fit-elle sèchement. Tu me rendras ton devoir demain matin avant le début des cours ou tu auras une retenue toute une semaine.


    Rentarou comprit qu'il n'y avait aucun moyen de négocier. Le lycéen géant étouffa difficilement sa colère et sa frustration en regagnant sa place pour ranger ses affaires. A cause de ce stupide devoir, il ne pourrait pas sortir et s'entrainer ce soir. L'adolescent venait justement de développer une technique intéressante et voulait l'améliorer encore. A la place, il plancherait plusieurs heures à comprendre cet article et à en écrire un commentaire avant de le traduire. Le jeune homme aux cheveux de jais avait déjà suffisament de travail à cause des révisions pour le prochain contrôle de Mathématiques et la dissertation en Histoire. Ces deux devoirs étaient aussi prévus pour demain.


    - Auras-tu besoin d'aide ?


    En entendant une voix près de lui alors que ses condisciples étaient déjà partis, Rentarou se demanda qui parlait et surtout à qui cela s'adressait. Il aperçut alors Shiromiya qui était resté assis devant sa table. Son regard remarqua en même temps son lecteur et les deux écouteurs posés sur le cahier.


    - Je peux t'aider à faire ton devoir d'Anglais si tu le veux, annonça t-il en dirigeant ses iris bleus océan en la direction de son voisin.


    - Pourquoi me le proposes-tu ? s'étonna Rentarou en arquant un sourcil. D'habitude, tu ne m'adresses pas la parole. Tu m'ignores même.


    - C'est exact, approuva Shiromiya, mais tu vas m'aider toi-même en Chimie. Si tu n'étais pas mon binôme, j'obtiendrais sans aucun doute de très mauvais résultats. Comme au collège.


    - Tu veux m'aider car on fait équipe en Chimie ? répéta Rentarou interdit.


    Posant les mains sur sa table, Shiromiya se leva et lui fit face. Contrairement aux autres jours, il arborait un visage déterminé et ferme. On ne lisait aucune trace de sa froideur coutumière.


    - C'est pour moi une question d'honneur, révéla t-il en mettant sa main droite sur son cœur. Si j'ai de bons résultats en une matière grâce à toi, je dois t'aider à en avoir aussi dans une matière où tu es moins bon.


    Quelque peu interloqué, Rentarou n'était pas tout à fait sûr de comprendre cette logique. Jusqu'à présent, il n'avait encore jamais rencontré personne décidée à retourner un service. Les gens étaient égoïstes par nature. Ils étaient contents du service rendu et le prenaient pour acquis. Toutefois, le lycéen géant se sentait heureux actuellement. Après avoir essayé de très nombreuses fois de communiquer avec son voisin de classe, ce dernier venait finalement à lui. Il arrivait enfin à établir le contact avec un jeune de son âge.


    - Si c'est important pour toi, c'est d'accord, accepta Rentarou.


    Sur ce, il tendit sa main à son interlocuteur. Son condisciple la fixa d'une grande attention de son regard inquisiteur avant de donner la sienne. Ils échangèrent une brève poignée de main et l'adolescent aux cheveux ébènes la retira très rapidement.


    - N'as tu pas un cours de Sociologie ? fit immédiatement Shiromiya en plaçant sa main gauche contre sa tempe.


    Rentarou acquiesça de la tête en remerciant son camarade très poliment et se dirigea vers la sortie de la salle de classe. Son esprit se remémora de cette sensation de douce chaleur si agréable qu'il venait de ressentir en serrant la main de Shiromiya. Le lycéen géant pensa aussi que l'adolescent aux cheveux ébènes savait le cours suivant où il se rendait alors que c'était un cours optionnel. Tous deux n'étaient plus ensemble. Comment en avait-il eu connaissance ? Un léger sourire se dessina sur son visage. Le jeune homme aux cheveux de jais se retourna en passant la porte.


    - Tu es toi aussi une personne étrange, Shiromiya-kun.


    Là dessus, il passa le seuil de la porte et marcha dans le couloir jusqu'à l'escalier. Rentarou s'apprêta à se rendre à l'étage supérieur quand son attention fut distraite par un garçon de sa classe. Celui-ci avait des cheveux noirs très courts et de très larges épaules. Toutefois, sa taille était au moins inférieure de dix centimètres à la sienne. Son condisciple paraissait perdu et demeurait immobile. Seule sa tête pivotait et regardait un peu partout autour de lui, se grattant nerveusement le crâne.


    - Tachibana-kun, cria Rentarou en venant vers lui. As-tu un problème ?


    - Oui, je ne sais pas où est mon prochain cours, répondit-il paniqué. Je dois aller en Sociologie mais je ne sais pas du tout où est la salle !


    - Au troisième étage, dans le couloir de droite en sortant de l'escalier, à côté de la salle de Droit.
    - Comment sais-tu ça ? fit Tachibana intrigué.


    - Je suis les cours de Droit et de Sociologie. Si tu veux, tu peux m'accompagner et nous irons ensemble au cours.


    Le jeune homme accepta la proposition de son condisciple et lui emboita le pas. Tous deux montèrent rapidement la volée de marches qui les séparait de l'étage supérieur, courant presque car ils étaient en retard. Comme dans toutes les écoles japonaises, le lycée accordait une dizaine de minutes de pause entre chaque heure, excepté dans le cadre d'un double cours où le professeur était parfaitement libre d'accorder ou non ce temps. Toutefois, changer de classe en dix minutes s'avérait parfois très juste, surtout pour les premières années qui avaient du mal à se repérer dans leur nouvel environnement ou si l'on prenait ce temps pour converser avec un camarade.


    Lorsque Rentarou et Tachibana poussèrent la porte de la salle de Sociologie, ils se retrouvèrent dans une pièce de petite taille en comparaison aux autres du lycée beaucoup plus spacieuses. La disposition des tables changeait aussi ici. Ordinairement, chaque salle de classe était pourvue approximativement d'une vingtaine de tables individuelles placées dans un alignement parfait. Ici, elles étaient toutes collées l'une à l'autre. Cet assemblage formait un grand U.


    Contrairement à Tachibana, Rentarou ne fut pas surpris de l'agencement des lieux. La semaine dernière, il avait suivi le cours de Droit avec le même professeur et cinq autres étudiants de la même année que la sienne. La première chose que l'enseignant avait demandé était d'arranger les tables afin de les placer toutes au premier rang l'une contre l'autre.


    - Puisque nos deux retardataires sont arrivés, commençons, annonça la voix tranquille du professeur Yamaguchi.


    Le professeur Yamaguchi était un vieil homme qui atteignait pratiquement la soixantaine, même si personne n'était capable de lui donner un âge exact. Celui-ci se plaisait à semer le doute dans l'esprit de ses collègues et de ses étudiants. Malgré ses cheveux gris et sa barbe drue, il restait une personne joviale et extrêmement dynamique, toujours à l'écoute des problèmes d'un élève et capable de rester une nuit entière au lycée pour aider un d'eux à mieux comprendre un cours, même si le sujet était éloigné de la matière qu'il enseignait.


    - Comme vous l'avez étudié au collège en Histoire, c'est en 2022 que le Japon a choisi d'adopter sa politique qui lui a permis de remonter son économie, dit le professeur de Sociologie. Un de vous peut me dire ce que c'est ?


    Un long silence s'installa à travers la pièce durant lequel Rentarou hésita à répondre. Il connaissait parfaitement la répondre mais craignait de la dire. Finalement, une jeune fille pourvue deux longues tresses noires leva sa main assez hésitante. Le professeur l'invita à répondre. Celle-ci se mit debout pour répondre à la question :


    - En 2022, le ministre Takahashi Kouichi a choisi d'inaugurer une nouvelle politique consistant à abandonner toutes les politiques sociales. Selon sa théorie, les gens sont capables de s'en sortir seuls. Il décida d'investir l'argent économisé soit pour les entreprises soit pour le système éducatif.


    - C'est correct, Osagawa-san, approuva Yamaguchi. Cependant quelle fut la conséquence de cette politique ?


    Immédiatement, une douzaine de mains de se leva. Celle de tous les élèves présents, à l'exception de celle de Rentarou. Le professeur choisit d'écouter Sawamura, un autre garçon de la classe de Rentarou :


    - Grâce à cette réforme, le Japon a réussi à sortir de la crise en moins de cinq ans et à revenir à sa place de numéro deux au niveau mondial. En plus, le reste du monde en voyant l'efficacité d'une telle politique a décidé de l'adopter lui aussi, exposa Sawamura avec enthousiasme. Y a vraiment de quoi être fier d'être japonais, hein ?


    Baissant la tête, Rentarou n'appréciait pas du tout une telle conclusion. Il n'était absolument pas fier du tout d'être japonais. Les résultats obtenus à cause de ce sacrifice consenti pour obtenir les meilleurs résultats économiques possibles ne pouvait pas être en aucun cas justifié à ses yeux.


    - La réponse est correcte, Sawamura-kun, fit Yamaguchi. Néanmoins, c'est la conséquence officielle. A présent, quelqu'un pourrait me dire la conséquence officieuse ?


    Un long silence plana à travers toute la classe qui parut totalement incapable de répondre à cette question. Finalement Rentarou se décida à expliquer ce qu'il savait en prenant garde de ne pas dévoiler son animosité vis à vis de cette réforme injuste.


    - Suite à cette politique, les personnes dont les salaires étaient très bas ou au chômage ont du quitter les grandes villes ou se réfugier dans des quartiers secondaires pour vivre dans des installations obsolètes ou loger dans des appartements d'une à deux pièces.


    - Mais j'ai jamais entendu parler d'un truc pareil, protesta un garçon dans le fond.


    - C'est la particularité de notre pays, intervint Yamaguchi en faisant un geste d'apaisement. Nous, japonais, avons un grand sens de l'honneur et dissimulons ce qui fait honte.


    - Comme la pauvreté ? fit une fille à côté de Rentarou.


    - Oui. Par différentes mesures, les gouvernements ont réussi à déplacer la misère vers des endroits où on pouvait l'oublier et laisser le pays fleurir tranquillement sans se soucier de ceux qui avaient besoin d'être aidés.


    Le professeur marqua un temps de pause durant lequel il observa soigneusement l'ensemble de ses étudiants avant de poursuivre :


    - Néanmoins, je veux vous apprendre à être critique et à voir tous les éléments d'une situation avant de réaliser une analyse correcte. Par conséquent, nous étudierons ensemble au cours des trois ans à venir la structure sociale de notre pays et celles d'autres pays pour nous faire notre propre opinion.


    Il se déplaça ensuite vers son bureau et prit un livre qu'il ouvrit en cherchant sa page.


    - A présent, sortez vos livres et ouvrez les à la page 23, annonça t-il. A partir d'aujourd'hui, nous traiterons des différentes couches de population composant notre société.


    Le reste de l'heure passa ainsi à écouter les différentes explications du professeur et à prendre des notes pendant que celui-ci marchait de long en large à travers la pièce tout en passant devant et derrière eux.
    En sortant du cours, Rentarou fut rattrapé par Tachibana et Sawamura. Il s'immobilisa, intrigué, et se demanda ce que tous deux lui voulaient.


    - Satsuma, tu rentres avec nous ? demanda Sawamura.


    - Rentrer ? fit Rentarou très étonné.


    - Les cours sont finis, s'exclama Tachibana, alors nous pourrions trainer un peu en ville et passer un moment ensemble. Ce serait sympa de faire connaissance. Après tout, on est dans la même classe et nous ne connaissons pas beaucoup.


    D'abord très surpris, Rentarou ressentit ensuite un profond bonheur de constater que ses camarades de classe acceptaient enfin de passer du temps avec lui et souhaitaient même apprendre à mieux le connaître. Cela lui faisait vraiment un immense plaisir.


    - En fait, je suis interne, révéla Rentarou en leur adressant un sourire. Cependant j'ai le droit de sortir tant que je suis rentré pour dix-huit heures.


    - Vraiment ? Que se passe t-il autrement ? questionna Sawamura.


    - Le portail du lycée est fermé et il n'est rouvert que le lendemain à sept heures.


    - C'est encore plus dur que le couvre-feu, signala Tachibana en écarquillant suffisamment ses yeux pour distinguer correctement ses pupilles noires. Nous, si on est pris dehors après vingt-deux heures, la police nous ramène chez nos parents.


    - Ca m'ait déjà arrivé, confirma Sawamura. Pour un quart d'heure de retard, je vous dis pas le savon que les flics m'ont passé ! Et je vous passe celui de mes parents !


    - Sinon tu veux venir avec nous ? demanda Tachibana à Rentarou voulant revenir au sujet principal de la conversation. On irait sans doute manger des hamburgers !


    Si cette discussion s'était produite hier ou n'importe autre jour qui avait suivi la rentrée scolaire, Rentarou aurait immédiatement accepté. Cependant il était tiraillé actuellement entre son envie de fréquenter des jeunes de son âge et sa conscience qui lui rappelait l'entretien avec Shiromiya qui s'était déroulé une heure plus tôt. Son voisin s'était seulement engagé à l'aider à obtenir de bons résultats en Anglais et n'avait ni mentionné de travailler ensemble ni même fixé de rendez-vous pour se voir à ce sujet. Pourtant, le lycéen géant se sentait très mal à vis à vis de l'adolescent aux cheveux ébènes. Il devait rendre ce devoir demain matin avant huit heure et demie ou la semaine suivante s'annoncerait comme très mauvaise pour lui. Par conséquent, son condisciple serait forcé de préparer ce travail aujourd'hui même.


    - Je ne peux pas aujourd'hui, se résolut finalement Rentarou d'une voix morne au bout de très longues minutes de réflexion intérieure. J'ai mon devoir d'Anglais à faire.


    - Ah oui ! Ce devoir que t'a imposé la prof comme t'as pas fini l'interro, se souvint Sawamura.


    - Eh bien, on n'a que reporter ça plus tard, fit Tachibana avant de jeter un coup d'œil à son camarade. Tu viens, Sawamura-kun ?


    - J'arrive, répondit-il en lui emboitant le pas. Allons manger des tas d'hamburgers ! On pourrait même aller au karaoké ou jouer à un game center aussi !


    Planté au beau milieu de ce couloir, le jeune homme aux lunettes sombres regardait en silence ses deux camarades s'éloigner en plaisantant gaiement. Il lui semblait que ce si profond sentiment de solitude qui lui déchirait tout le temps les entrailles venait de s'intensifier davantage.


    Malgré la foule nombreuse de lycéens circulant dans ce couloir, Rentarou était tout seul. Il vivait toujours seul. L'espace d'un instant, le lycéen géant se demanda s'il avait fait le bon choix puis se rappela vite à l'ordre. L'adolescent venait de faire son choix et avoir des regrets ne lui apporterait rien de plus que de la souffrance.


    Ressentant un douloureux pincement au cœur, Rentarou descendit trois étages pour rejoindre la salle des casiers et déposer ses affaires en ne conservant que celles d'Anglais. Il quitta ensuite le bâtiment des cours pour gagner celui de la vie scolaire. Le jeune homme aux cheveux de jais traversa un long couloir, dépassa le réfectoire puis les trois pièces de détente, réservées exclusivement aux internes, et atteignit la bibliothèque.


    La bibliothèque du lycée était un endroit paisible et un cadre splendide pour travailler. Les longs et hauts rayonnages où se rangeaient les livres étaient construits dans un bois de chêne très rare. Chacun s'ornementait à sa tête d'une gravure d'un célèbre écrivain de la littérature.
    S'avançant vers un comptoir sur sa gauche sur lequel s'accumulait une grande quantités d'ouvrages et de papiers, Rentarou aperçut la bibliothécaire. c'était une femme très petite aux cheveux noirs et frisés à qui il lui parut toujours aussi impossible de donner un âge. le lycéen géant se pencha vers elle, lui indiqua brièvement le motif de sa présence et s'avança vers le fond de l'immense pièce.


    A cet endroit se tenait l'espace de travail où se dressaient une dizaine de tables à quatre places. Quelques ordinateurs étaient aussi disponibles afin d'accéder au fond et rechercher des ouvrages à partir d'un thème précis ou pour se connecter sur Internet.
    Ce fut à une de ses tables en train d'écrire quelque chose que Rentarou retrouva son condisciple. Il se dirigea vers lui puis souleva la chaise à côté et s'assit.


    - Que veux-tu ? interrogea Shiromiya sans cesser d'écrire.


    - Je veux faire ce devoir avec toi, expliqua Rentarou. Je veux bien que tu m'aides mais je n'aime pas du tout le fait de donner un travail pour lequel je n'ai rien fait.


    L'adolescent aux cheveux ébènes donna un très rapide coup d'œil au nouveau venu avant de s'arrêter d'écrire. il posa son stylo et se tourna.


    - Je pensais que tu comprenais très mal l'anglais, dit Shiromiya d'une voix neutre qui masquait totalement son étonnement.


    - Si tu m'expliques de quoi parle le texte, je suis capable de dire ce que j'en pense et d'en faire un commentaire correct, non ?


    - Et es tu capable d'analyser les figures de style du journaliste ? ironisa t-il. Si je me souviens de ta brillante prestation de tout à l'heure, tu ne sais même pas différencier who de which. Je préfère également m'abstenir de porter un commentaire sur le vaste vocabulaire dont tu disposes.


    Rentarou détesta plus que tout ce commentaire sarcastique sur ses capacités. Certes, la refléxion était parfaitement justifiée. Son niveau en Anglais se limitait aux phrases de base. Mais il n'aimait pas qu'une personne lui rappele ses faiblesses. Néanmoins, le jeune homme aux cheveux de jais se força à passer outre.


    - Dans ce cas, travaillons en équipe. Je travaille sur le sujet du texte et toi son style puis on fait une synthèse. Qu'en penses-tu ?


    - Nous pouvons toujours essayer, accepta Shiromiya d'un ton condescendant.


    Au cours des trois heures qui suivirent, les deux garçons se consacrèrent donc à l'étude de cet article où un journaliste rapportait le cas d'une mexicaine immigrant illégalement aux États-Unis afin de gagner davantage d'argent pour permettre à sa petite fille et à sa mère de mieux vivre. En premier lieu, Shiromiya résuma le texte à Rentarou en quelques points importants puis celui-ci se mit à écrire un commentaire en essayant d'être le plus objectif possible pendant que son camarade recherchait les différents moyens utilisés par l'auteur pour mettre son texte en valeur. Lorsqu'ils eurent achevés tous deux leur part, les garçons mirent leur travail en commun afin de rédiger une synthèse. Ce fut seulement à ce moment que Shiromiya traduisit le produit final en anglais.


    - Tu arriveras à me lire pour recopier ? questionna Seiichi en déposant son stylo sur la table.


    - Oui, c'est parfait, assura Rentarou. Je te remercie beaucoup pour ton aide.


    Alors que le lycéen géant commençait déjà à recopier le texte, l'adolescent aux cheveux ébènes s'apprêta à se lever mais quelque chose sembla le retenir.


    - Satsuma-han, murmura t-il en gardant son visage impénétrable, tu ne devrais pas essayer d'être ami avec moi.


    - Comment ça ? s'écria vivement Rentarou en cessant sa recopie tandis que le reste des étudiants présents sur les lieux réclama le silence.


    - Je ne suis pas une personne à fréquenter alors tu ne devrais pas être rester avec moi si tu veux toujours être bien vu par les autres.


    - Je ne m'occupe pas des rumeurs, répliqua Rentarou en parlant bas même si son volume sonore resta encore assez élevé.


    Son interlocuteur se fâcha d'une voix toujours neutre :


    - Il y a beaucoup de bruits sur ma famille alors tu pourrais être éclaboussé si tu cherches à me fréquenter davantage. Alors reste à l'écart. Compris ?


    D'abord, Rentarou eut du mal à suivre puis réalisa ce que cachait réellement ce rejet et laissa un petit sourire se peindre sur son visage.


    - Je n'ai pas envie de te laisser tomber, Shiromiya-kun. Tu sais, je pensais que je te laissais indifférent comme tu ne me réponds jamais alors qu'en vérité tu t'intéresses aussi à moi mais d'une manière différente, c'est ça, n'est ce pas ?


    - Je ne vois absolument pas ce dont tu fais allusion, se défendit Shiromiya en se levant.


    Rentarou contempla attentivement son condisciple et songea que celui-ci n'appréciait pas du tout de montrer publiquement ses sentiments. Il lui ressemblait tant. Comme lui, le jeune homme aux cheveux de jais ne savait pas comment exprimer les siens et les renfermait au plus profond de son âme.


    - Si tu veux continuer à m'ignorer, tu peux le faire, déclara Rentarou en se remettant à écrire. Mais moi, je continuerais à te parler.


    L'adolescent aux cheveux ébènes demeura un long moment silencieux et immobile. Seule sa main droite bougea pour se plaquer contre sa bouche. Il finit par se décider à quitter la pièce.
    Parvenu à l'extérieur de la bibliothèque, le jeune homme gagna lentement le réfectoire, désert à cette heure, et s'adossa nonchalamment à un mur. Les traits de son beau visage pâle se détendirent et semblèrent exprimer une extrême lassitude.


    Ma vie est horrible, songea mentalement Seiichi. Je me déteste. Une personne telle que moi qui fait souffrir un être parfait comme Satsuma Rentarou-han ne mérite pas de vivre. Lui ... Les autres ... Je blesse tout le monde ... Dieu, existes-tu vraiment ? Oui ? Non ? Si tu existes, tue-moi. S'il te plait. J'en ai assez de supporter cette carcasse si lourde qui est la mienne. S'il vous plait ... Quelqu'un ... Tuez-moi ....

     

     

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    Chapitre 6


    Quand le réveil sonna vers six heures, Rentarou étendit le bras et poussa le bouton. Il prit en même temps ses lunettes et les posa correctement sur son nez puis se dressa dans son lit. Tournant la tête vers sa table de chevet, le lycéen géant sourit à la photographie de sa mère.


    - Bonjour kaasan.


    Rentarou se leva et s'empara de son uniforme posé sur sa commode avant de quitter sa chambre. Il traversa le couloir jusqu'à la salle de bains pour prendre une rapide douche et s'habiller. Le lycéen géant descendit ensuite pour aller prendre son petit-déjeuner mais n'entra pas au réfectoire ce matin là.


    Face à la porte de cette salle, Shiromiya s'était planté au milieu du couloir, les bras alignés le long de son corps, semblable à un poteau. Il avait ce même air impénétrable, comme à l'accoutumée, sauf que Rentarou crut distinguer une sorte de malice dans son regard bleuté.


    - Tu viens manger avec moi, Satsuma-han ?


    - Moi ? Manger avec toi ?


    Même s'il rêvait depuis des jours de manger en compagnie de camarades de classes ou d'internat, le jeune homme aiux cheveux de jais fut tout saisi de l'invitation. L'adolescent était habitué à prendre ses repas seul depuis si longtemps que la proposition lui paraissait stupéfiante.


    - De toute manière, c'est une obligation, répliqua Shiromiya en marchant pour passer devant lui sans s'arrêter. J'ai des sujets de conversation à aborder avec toi.


    - D'accord, accepta Rentarou encore sous le choc. Mais la cantine est juste là. Où tu vas ?


    - Nous mangerons dehors ce matin, révéla Seiichi en continuant de marcher. Suis-moi ou tu risques encore de te perdre.


    Rentarou ne protesta plus et suivit son condisciple jusqu'à l'arrière du bâtiment administratif. Le frêle adolescent s'assit le premier sur l'une des deux grandes marches et l'invita à s'installer à ses côtés. En même temps, il déballa plusieurs paquets de chips et de biscuits ainsi que cinq ou six canettes de soda.


    - C'est quoi ça ? demanda Rentarou en fixant la nourriture en faisant la moue.


    - Tu n'as donc jamais vu de nourriture ? ironisa Shiromiya en mimant l'étonnement.


    - Ce n'est pas ça, protesta t-il. Le matin, on doit manger un repas équilibré afin d'avoir suffisamment de forces pour tenir jusqu'à midi.


    Les yeux fixés sur Rentarou, Shiromiya détailla attentivement ses traits en cherchant s'il se moquait de lui ou non.


    - C'est ta mère qui dit cela ?


    - Oui …


    - Tu es vraiment unique, déplora son compagnon en déchirant un paquet de chips. D'ordinaire, un adolescent rejette ce que ses parents lui apprennent au cours de son enfance.


    - Shiromiya-kun, pourquoi m'as tu demandé de venir ? s'exclama Rentarou en grognant. Si tu as des choses à me dire, fais le !


    Comme s'il n'avait pas entendu l'injonction de son camarade, Shiromiya plongea sa main dans le sac, prit une grosse poignée de chips et les avala en la faisant passer avec une rasade de coca.


    - Ne veux-tu pas manger auparavant ? interrogea Shiromiya en simulant de l'inquiétude. Tu ferais mieux de te dépêcher ou tu n'auras rien dans le corps jusqu'à midi et demi.


    - Shiromiya-kun, nous pouvions manger à la cantine, répliqua Rentarou d'une voix plus ferme. Si tu n'as rien à me dire, dis le franchement !


    - Il semblerait que le petit Satsuma-han se fâche, émit Shiromiya très moqueur en prenant une autre poignée de chips.


    - SHIROMIYA-KUN !!! tonna Rentarou qui utilisa cette fois sa voix de stentor.


    Déstabilisé par cette fréquence sonore d'une portée inouïe, Shiromiya perdit son équilibre et dégringola en bas de la marche, les fesses dans l'herbe.


    - Tu as l'air en colère maintenant, émit-il faussement surpris.


    - Tu t'amuses avec moi, n'est-ce pas ?


    Mais son interlocuteur ne répondit pas à cette déduction. Il se contenta de hausser les épaules avec nonchalance puis releva la tête en sa direction arborant un air grave.


    - Satsuma-han, nous avons un problème.


    - Ah ouais ? Quoi donc ?


    - Je suppose que tu te souviens de notre cours de Chimie qui se déroule ce matin de huit heures et trente minutes jusqu'à dix heures et vingt minutes, n'est ce pas ?


    - Évidemment, répliqua le garçon aux lunettes sombres en levant ses yeux au ciel. C'est la deuxième semaine de cours alors on commence à retenir l'emploi du temps.


    - A ce cours, nous travaillons toujours en binôme.


    - Shiromiya-kun, peux tu arrêter de te foutre de moi ? s'écria Rentarou dont la patience était à bout.


    - Dans ce cas, tu préfères l'approche brutale ? fit Shiromiya en opposant ses yeux bleus océan à ses lunettes noires. Comment vas tu gérer ce cours avec la présence de Fukuda-han ?

     


    A la mention de ce nom tant honni, la colère de Rentarou retombât comme un soufflé. Le jeune homme n'avait plus du tout pensé à lui depuis l'incident de Samedi après-midi. La douleur lui revint aussi vite qu'un boomerang pris en pleine face.


    - Je ne sais pas, avoua Rentarou d'un ton très bas.


    - J'ai réfléchi ce week-end, révéla Shiromiya posément. Je pense que l'unique solution est de rencontrer Masami-sensei avant le cours et de le convaincre de nous changer de place.


    - Et avec quel argument ? rétorqua Rentarou plus agressif qu'à l'accoutumée. Je ne me vois pas dire à Masami-sensei que je veux changer de place car je risque d'attaquer encore une fois Kou-kun !


    - Encore une fois ?


    Rentarou déglutit difficilement la gorgée de soda qu'il venait d'absorber en réalisant cette confession involontaire à son condisciple au sujet de son malheureux geste au cours du week-end. Malgré son ignorance sur la personnalité exacte de Shiromiya, il en avait découvert très vite un aperçu : ce garçon ne laissait échapper aucun élément dans une conversation, même si celui-ci paraissait le plus infime qui soit, et s'en resservait toujours à un moment ou un autre.


    - S'est-il passé quelque chose entre Vendredi et aujourd'hui dont j'ignore les faits ?


    Poussant un soupir, Rentarou sut que masquer la vérité ne lui servirait à rien. Il se sentait déjà assez coupable de son horrible action. Le lycéen géant rapporta donc son histoire dans les moindres détails.


    - Cela me conforte dans le résultat de mes réflexions, estima Shiromiya à l'achèvement de son récit.


    - Et comment on justifie le changement de place ? Il n'acceptera pas !


    - Il suffit de lui dire une autre vérité, répondit Shiromiya très tranquillement.


    - Je n'aime pas beaucoup mentir.


    Baissant la tête, il évita de croiser le regard de son interlocuteur pour ne pas montrer son trouble. Peut-être n'aimait-il pas mentir mais le jeune homme aux cheveux de jais avait énormément raconté de mensonges depuis son arrivée au lycée. D'abord, pour posséder le droit de garder ses lunettes en cours mais surtout pour masquer son triste passé. Si cela lui était possible, Rentarou ne voulait plus mentir.


    - Mentir est l'art que les humains maitrisent le mieux depuis l'origine de ce monde, déclara Shiromiya d'une impassibilité totale. Son exercice nous servira toujours.


    - Tu as vraiment une vision pessimiste de notre monde, songea Rentarou.


    - La tienne est beaucoup trop optimiste, renchérit Shiromiya en plongeant sa main dans prendre les dernières chips restant au fond du paquet.


    - Je ne suis pas optimiste mais réaliste, se défendit Rentarou. Je sais que beaucoup de gens sont égoïstes et centrés sur eux mais je sais aussi qu'il existe des individus généreux et désintéressés.


    - Malheureusement le second groupe ne se reproduit pas assez, fit son interlocuteur avec sarcasme.
    - Si nous revenions à notre problème ? suggéra Rentarou. Avec quel argument veux-tu convaincre Masami-sensei ? Il n'est pas stupide !


    - Nous t'utiliserons tout simplement, révéla Shiromiya d'un fin sourire narquois.


    - M'utiliser ? répéta Rentarou qui n'aimait pas la tournure prise par cette conversation.


    - Pourquoi portes-tu tes lunettes ?


    - En quoi c'est utile à la discussion ?


    - Réponds à ma question.


    - Mes yeux ne supportent pas la luminosité donc je les protège avec, exposa Rentarou en conservant une voix très calme, presque froide.


    Le bas du ventre du lycéen géant se resserra à l'évocation de ce mensonge. C'était là une histoire totalement inventée puisque sa vision s'était toujours avérée parfaite. Jamais, il n'avait souffert d'un quelconque problème de vue. Mais comment aurait-il justifié la présence de cette paire de lunettes de soleil fortement teintée autrement ? Rentarou ne pouvait pas se permettre d'avouer les porter pour un motif aussi puéril que le sien. Le lycéen géant le savait que sa raison était ridicule mais malgré tout, il avait un réel besoin de ces lunettes. L'adolescent ne supportait pas de croiser cet horrible regard et, plus que tout, refusait qu'un autre puisse l'apercevoir un jour.


    - Dans ce cas, engageons la bataille sur cette brèche, annonça Shiromiya. Il suffit de lui expliquer que tu ne voyais pas bien le tableau et il ne fera pas de difficulté.


    - Mais je vois parfaitement, protesta Rentarou ne comprenant pas le but de la manoeuvre.


    - Te souviens-tu de l'objectif de notre mission ? demanda Shiromiya en fermant les yeux, deux doigts posés contre son front.


    - Je ne suis pas très chaud par l'idée, en fait.


    - Dire que mon père me répète qu'il n'existe aucune personne au monde de plus têtu que moi depuis mes trois ans, soupira Shiromiya. Je devrais vous présenter.


    - Je suis désolé, s'excusa Rentarou en baissant la tête avec embarras.


    Tous deux gardèrent le silence plusieurs minutes durant lesquelles ils profitèrent pour réfléchir à la situation. Rentarou se sentit coupable envers son compagnon de refuser sans cesse toutes ses idées alors que celui-ci lui proposait son aide de son plein gré. Mais mentir davantage sur lui-même, il ne pouvait pas l'accepter. D'ailleurs, le lycéen géant ne l'accepterait jamais.


    - Rentarou ! cria subitement une voix grave qui l'arracha à ses pensées.


    L'interpellé n'eut pas pas à se retourner pour savoir à qui la voix appartenait : il ne la connaissait que trop bien. Au contraire de lui, Shiromiya avait vu le nouvel arrivant s'approcher. Ses yeux s'étaient aussitôt durcis et ses sourcils renfrognés. L'adolescent aux cheveux ébènes se releva.


    - Il est encore très tôt pour un externe, Fukuda-han, clama Shiromiya d'une voix sèche et autoritaire.
    - Je voulais parler avec Rentarou, se justifia Kou, mais je ne l'ai pas trouvé hier alors je suis venu très tôt ce matin pour ça.


    - Qu'est que tu veux me dire ? s'enquit Rentarou en pivotant sur lui-même, toujours à terre.


    - Je préfèrerai parler de tout ça à l'écart des autres, répondit-il. Tu viens ?


    - Je ne peux pas l'autoriser, répliqua Shiromiya sans laisser de temps à l'intéressé une chance ni de répondre ni même d'y réfléchir.


    - Shiromiya-kun, c'est moi que ça concerne, rappela Rentarou, en se grattant la joue, la tête tournant simultanément entre les deux adolescents.


    - Cela me concerne aussi, assena Shiromiya sèchement en croisant ses bras contre sa poitrine avec fermeté. Je serais responsable s'il arriverait quelque chose et je refuse d'assumer une responsabilité que je peux éviter.


    - Il n'arrivera rien, assura Kou en secouant la tête. On va juste parler.


    - J'y vais, Shiromiya-kun, se décida Rentarou en se relevant.


    Là dessus, le jeune homme aux lunettes sombres salua poliment son condisciple et suivit Kou. Celui-ci retourna vers la cour et la traversa pour entrer dans le bâtiment des cours. A l'intérieur, Rentarou l'accompagna dans les couloirs du rez-de-chaussée, monta les escaliers vers le premier étage et se rendit jusqu'à la salle de Dessin.


    - Que voulais-tu me dire alors ? demanda finalement Rentarou en s'efforçant d'être calme.


    - Je voulais dire que … que …. , commença Kou en évitant de croiser son regard, à plusieurs mètres de Rentarou, tu pouvais me frappais autant que tu le voulais.


    - Comment ça ? s'écria Rentarou en regardant son interlocuteur comme s'il était devenu fou.


    - J'ai l'habitude d'être battu, reprit Kou en gardant la tête baissée. Ca ne me fera rien du tout.


    - Je ne veux pas te frapper, protesta Rentarou en haussant les épaules.


    Le lycéen géant inspira doucement et tenta de se calmer. Même s'il aurait trouvé cela agréable de frapper son ancien bourreau autant de fois et avec la même violence que lui autrefois, l'adolescent s'interdit de le faire car sa mère répugnerait un tel acte. Elle lui avait enseigné à toujours pardonner à ses ennemis qu'importe le pêché commis. Il n'était pas très convaincu de cette leçon mais un élément intervenait dans cette décision : la maltraitance volontaire et illégitime. Ces dernières années, Rentarou avait attaqué et blessé pas mal de personnes. Tellement que le jeune homme aux cheveux de jais avait cessé de les compter. Mais tous ces gens s'étaient défendus à chaque fois et cherchaient elles aussi l'affrontement, comme lui-même, afin de calmer les douleurs mentales qui rongeaient le cœur. C'était plutôt un genre de combat. Comme ceux opposant deux samouraïs à l'époque de l'Ancien Japon.
    Au contraire, en attaquant Kou de manière aussi vile et lâche, il deviendrait ce type de personne tant détesté pendant son enfance.


    - Je ne veux pas me venger, déclara Rentarou en relevant la tête.


    - Tu m'as frappé Samedi, rappela Kou en se massant son menton encore douloureux. J'ai dit à Eiji-san et à ma mère que je t'avais fait une mauvaise blague au collège ce qui n'est pas si loin de la vérité.


    Baissant la tête, Rentarou culpabilisa encore pour ce maudit coup de poing. Le lycéen géant regretta d'être une personne si impulsive et emportée. ILe jeune homme avait beau essayé se contrôler autant que possible, il arrivait toujours un moment où fatalement ses émotions l'emportaient sur sa raison.


    - Je suis désolé, s'excusa Rentarou. Donner un coup est la dernière chose que je veux faire maintenant que je suis au lycée mais … Mais je ne contrôle pas cette colère qui me domine et gronde à l'intérieur de moi.


    - Je sais ce que c'est, acquiesça Kou en s'asseyant sur une table.


    Scrutant le garçon face à lui, Rentarou réalisa seulement à cet instant que son interlocuteur connaissait probablement toutes ces émotions qui agitaient un cœur jusqu'à en devenir fou. Après tout, n'avait-il pas commencé à attaquer le premier ?


    - Mon père me battait, avoua Kou dans un souffle, honteux et misérable.


    Fronçant les sourcils, Rentarou fixa le jeune homme qui courbait le dos comme accablé par un invisible fardeau dix fois trop lourd pour lui.


    - Il battait aussi ma mère parfois, continua Kou en frottant machinalement ses avants-bas. Un jour, ma mère en a eu assez et est parti avec Eiji-san.


    - Ta mère t'a abandonnée ? s'écria Rentarou totalement abasourdi.


    Issu d'une famille aussi modeste que celle de son interlocuteur, le lycéen géant avait tout de même reçu une immense quantité d'amour de sa mère et la certitude qu'elle ferait son maximum pour lui permettre d'avoir la meilleure vie possible. Il avait beau essayer mais n'arrivait pas à s'imaginer qu'une mère puisse abandonner de son plein gré l'enfant porté neuf mois dans son ventre avant de le mettre au monde.


    - J'ai appris l'histoire en détail il y a quelques mois en allant vivre avec elle, révéla Kou. Elle a rencontré Eiji-san qui est assistant-social et s'occupait du quartier où toi moi avons vécu la majeure partie de notre enfance


    - Il devait en avoir du travail, ironisa Rentarou.


    - Au début, ma mère et lui se voyaient pour des raisons professionnelles puis ils ont fini par avoir des relations plus intimes. Eiji-san l'a alors poussé à divorcer.


    Arquant un sourcil, Rentarou nota que le ton de Kou était devenu un peu plus dur. Il jugea cela normal. Le lycéen géant était capable de parler aussi sèchement si la conversation se centrait sur son passé.


    - A l'époque, ma mère m'a dit qu'elle devait partir et m'a dit d'être un garçon courageux et fort, rapporta Kou dont le visage s'était fortement contracté à l'évocation de ce souvenir.


    - Et pourquoi elle ne t'a pas emmené avec elle ? Tu aurait été plus en sécurité qu'avec ton père.


    - Nous sommes au Japon, Rentarou, dit Kou en appuyant la paume de ses mains sur la table.


    - Je ne comprends ce que tu veux dire, fit Rentarou avec incompréhension.


    - Au Japon, lorsque des parents divorcent, seul celui qui a la garde de l'enfant peut le voir et s'en occuper. Mon père s'est servi de ça pour essayer que ma mère ne parte pas.


    - Ton beau-père n'a rien fait en tant que travailleur social ? s'étonna Rentarou.

    - Comme il était impliqué dans l'affaire, personne ne l'a écouté et le dossier a été refermé.


    Serrant ses poings, le visage de Rentarou demeura parfaitement inexpressif et stoïque ne laissant aucune trace de la tempête de sentiments qui se déchainait en lui. Il était en colère contre ce fichu gouvernement qui séparait les familles et créait davantage de problèmes aux honnêtes gens plutôt que de leur apporter de vraies solutions.


    - Pas juste … , laissa t-il échapper dans un grognement.


    En entendant ce grognement, Kou leva la tête vers son interlocuteur et baissa son regard.


    - Désolé, murmura t-il. Je ne devrais pas me plaindre de mes histoires de famille devant toi.


    - Non. Continue s'il te plait, réclama Rentarou en redressant la tête.


    Rentarou se tut. Un silence de plusieurs minutes s'installa entre les deux adolescents que Kou ne se sentit pas capable de le briser, les yeux fixés sur le bout de ses chaussures.


    - Même si je crois connaître la suite, reprit Rentarou.


    Prenant une légère inspiration, il remonta ses lunettes sur son nez et continua :


    - Quand tu m'as vu avec ma mère qui s'occupait toujours de moi, tu as ressenti une forte jalousie et c'est pour cette raison que tu m'attaquais sans cesse.


    - C'est vrai, reconnut Kou en levant légèrement la tête. Comment tu sais ?


    - Quand j'ai quitté l'école, j'ai éprouvé ces sentiments là moi aussi.


    C'était là une très étrange impression pour Rentarou. Jusqu'à maintenant, depuis son entrée au lycée, il cachait tout de sa vie, de ses sentiments, de ses réussites comme de ses échecs. En cet instant, le lycéen géant se sentit bien. Mettre enfin des mots sur toutes ces émotions refoulées au fil de son existence l'apaisa et lui procura une certaine forme de bien-être.


    - J'avais toujours envie de taper sur quelqu'un, même si je n'avais rien contre lui mais chaque coup que je donnais me permettait d'oublier alors ma propre douleur. Alors je frappais et frappais encore jusqu'à être épuisé.


    - C'est ma faute ? fit Kou timidement, la tête si baissée qu'elle rentrerait dans son cou comme une tortue s'il le pouvait.


    Rentarou ne comprit pas cette culpabilité que le jeune homme endossait. Il avait choisi librement de casser la figure aux autres humains et de fracasser les objets rencontrés sur son chemin. Personne n'avait eu à lui en donner l'ordre.


    - C'est pas toi qui m'a dit de cogner sur tout ce qui bouge, répliqua Rentarou un peu bougon.


    - Mais je t'ai frappé et humilié tant que fois que ça a dû t'influencer, dit Kou amèrement.


    - Kou-kun, je crois en le fait qu'on choisit son propre chemin et que les autres n'ont aucune influence. Ils peuvent nous orienter mais au final, c'est nous qui décidons.


    - Je ne suis pas convaincu, déclara Kou en relevant la tête. Si Taka-chan n'avait pas été là, je serais toujours à Tsuzuki à terroriser tout le monde.


    - Taka-chan … tu veux dire Yamamoto-kun ? Qu'a t-il à voir avec toi ? s'étonna Rentarou.


    Laissant sa tête partir un peu en arrière, son interlocuteur ferma les yeux pour se souvenir des moments auxquels il venait de faire allusion.


    - J'étais en quatrième année et aussi stupide qu'à l'époque où tu m'as connu et j'ai rejoint pour la première fois la même classe que Taka-chan. Un jour, notre institutrice m'a désigné pour aller porter ses devoirs et ses leçons à l'hôpital.


    Ecoutant attentivement et poliment son compagnon, Rentarou se retint difficilement de ne pas l'interrompre car il voulut savoir pourquoi Yamamoto se trouvait dans un hôpital.


    - Quand je suis arrivé à l'hôpital, j'étais pas à l'aise puis je suis arrivé devant la porte de la chambre de Taka-chan. Dans le couloir, j'ai remarqué un couple qui pleurait ensemble mais j'étais assez indifférent et je suis entré.


    En rouvrant les yeux, Kou resta quelques instants à ne rien dire, le regard perdu dans le vide.


    - Dans la chambre, j'ai vu un garçon de mon âge au crane rasé. J'étais choqué. A cet instant, il m'a parlé et a ri. Il m'a appelé « Fukuda Kou-kun ». Personne ne m'appelait ainsi. J'étais juste Kou ou Fukuda ... Toujours prononcé de manière sèche …


    Des larmes naquirent de ses petits yeux marrons et coulèrent le long de ses joues.


    - Taka-chan me connaissait et me parlait amicalement … Il m'a avoué qu'il apprenait tous les noms des élèves de sa classe pour savoir qui venait le voir et dire son nom … Il m'a ensuite raconté qu'il souffrait d'un cancer de la moelle osseuse depuis ses six ans et depuis il passait de fréquentes et longues périodes à l'hôpital.


    Les yeux fixés sur le narrateur de ce récit, Rentarou commença à rassembler les différentes pièces du puzzle et à appréhender mieux la situation. Il comprit aussi pourquoi Takaishi avait le droit de garder une casquette en classe.


    - Alors qu'il pouvait mourir à n'importe quel moment, Taka-chan était incroyablement optimiste et m'a raconté plein de rêves qu'il avait. Il m'a parlé de devenir un joueur de baseball, un pâtissier, un fleuriste …


    - Comment il arrivait à rêver à ça alors qu'il n'était pas sûr de devenir adulte ? demanda Rentarou en se permettant de l'interrompre cette fois.


    - Je pense qu'il se forçait, répondit Kou en haussant les épaules. A un moment, il regardait dans le couloir par la vitre le couple qui pleurait et m'a dit qu'il ne supportait pas de voir ses parents si tristes.


    Rentarou acquiesça d'un bref signe de tête. Il connaissait mieux que quiconque ce sentiment de responsabilité et de culpabilité envers un parent. Sans aucun doute, Yamamoto s'efforçait de paraître le plus gai et heureux possible pour rassurer ceux qui lui avaient donné la vie.


    - Je me suis senti misérable et stupide que j'ai pas su rentrer tout de suite. Ensuite j'étais effrayé. Taka-chan m'a dit que j'étais sympa et cool et j'ai eu peur qu'il découvre un jour la vérité.


    - C'est là où tu as commencé à changer ?


    - Ouais … J'ai commencé par m'isoler des autres. Souvent je me cachais pour éviter qu'ils me trouvent et que je retrouve mon ancien état.


    Extérieurement, Rentarou n'afficha aucun signe qu'il partageait cette idée. l'adolescent se souvint la longue période où il était resté cloitré dans l'appartement de Yushima afin de ne pas être tenté de retourner à son ancienne vie. Le jeune homme avait même réclamé de sa propre initiative auprès de son mentor de le garder enfermé quand celui-ci partait au travail et se retrouvait seul avec Nobu.


    - Du coup, j'ai bossé pas mal les cours et j'ai lu toutes sortes de bouquins. Ca m'occupait l'esprit et j'apprenais des trucs au lieu de faire des conneries. Et en sixième année, Taka-chan a fait une rémission complète.


    - C'est quoi une rémission ? le coupa Rentarou en fronçant les sourcils.


    - Ca veut dire que sa maladie est guérie, expliqua Kou. Un docteur m'avait expliqué des trucs dessus mais je ne me souviens plus bien. Je sais juste que ça veut dire que c'est guéri.


    - Alors Taka-chan va vraiment bien maintenant ? fit Rentarou en arborant un sourire de soulagement.


    Kou répondit d'un vigoureux hochement de tête et en apercevant la lueur étincelante de son regard, Rentarou songea que ses yeux n'avaient jamais autant brillé depuis le début de leur conversation jusqu'à ce moment précis. Il ne faisait pas le moindre doute que Yamamoto comptait énormément pour son ancien tortionnaire.


    - Mon histoire est pitoyable, n'est ce pas ? dit Kou en retrouvant un visage morose.


    - Non, pas du tout, intervint en secouant doucement la tête. De toute manière, si je la trouvais pathétique, je ne sais pas quoi penser de la mienne.


    Repensant à ces derniers mois vécus dans l'appartement de Yushima puis aux années passés dans les rues à survivre misérablement, Rentarou se sentit déprimé. Contrairement à lui, Kou s'était débrouillé tout seul, autant pour réaliser que ses actes n'étaient pas corrects puis les corriger et apprendre une nouvelle façon de vivre.


    Malgré son contentement de cette résolution heureuse, le lycéen géant ressentait aussi de la jalousie envers lui. Il appréciait tant être capable de régler ses problèmes par lui-même sans réclamer d'aide à personne cela lui donna la sensation d'une humiliation. Pourtant l'adolescent savait pertinemment que les actes de Yushima, comme ceux de Nobu, n'étaient dictés que par la gentillesse de leur noble cœur mais son orgueil l'aveuglait.


    - Moi, il a fallu que quelqu'un me montre mes erreurs et m'aide à les corriger et à m'améliorer pour arriver jusqu'ici, bougonna Rentarou qui avait tourné la tête pour fixer le volet d'une fenêtre.


    - Tu es vraiment un petit chat, rigola subitement Kou en mettant sa main contre sa bouche.
    Surpris, Rentarou tourna à nouveau sa tête vers son ancien bourreau. Son expression le fit rire davantage.


    - Katsuo-sempai disait ça, révéla Kou en réprimant son rire. Quand je te battais et il intervenait, tu fuyais juste après malgré tes blessures.


    Soucieux, Rentarou ne sut pas quoi dire dans le cas présent. Cette évocation du passé lui parut si étrange et troublante, même si la comparaison se justifiait. Tout petit déjà, il retenait ses larmes et ses cris du mieux autant que possible puis se cachait loin de tout le monde pour pleurer et nettoyer ses plaies.


    - Je suis comme ça, c'est tout, répliqua le jeune colosse plus sèchement qu'il ne le voulut réellement.
    - Ca me va comme ça, dit Kou. Rentarou, je voulais juste parler avec toi et trouver un moyen de nous voir au lycée sans causer de malaise. As tu une idée ?


    A présent que la conversation s'engagea sur ce domaine là, le visage du jeune colosse tiqua un peu. Il se retourna vivement pour ne pas montrer son trouble. Le lycéen géant connaissait les mots à lui dire mais aurait voulu les retenir au plus profond de sa gorge. Par ailleurs, celle-ci le brûlait littéralement rien qu'à cette perspective.


    Cependant Rentarou savait aussi qu'il devait accepter cette solution. Malgré une rancune encore tenace envers Kou pour tous les coups que le garçon avait pu lui donner et surtout pour chaque parole haineuse blasphémant sa mère, le jeune homme aux cheveux de jais était forcé de faire amende honorable pour garder une réputation correcte au sein du lycée.


    Les poings et la mâchoire serrés, il demeura encore quelques instants à ruminer ces pensées puis fit volte-face à son ancien bourreau.


    - Je te pardonne, annonça Rentarou d'une voix grave, effaçant au mieux les traces de colère qui pouvaient subsister sur son visage.


    - Je ne te demandais pas ton pardon, protesta Kou en écarquillant ses étroits yeux de surprise. Je cherchais juste une sorte d'accord de non-ingérence ou un truc du même genre.


    - Je le sais, renchérit Rentarou, mais si je ne sais pas pardonner les fautes commises par d'autres alors je ne vois pas comment quelqu'un pourrait me pardonner les miennes.


    - Je vois, murmura Kou après un bref instant de silence. Dans ce cas, tout est réglé ?


    - Oui, c'est réglé, approuva Rentarou en s'approchant de la porte. J'y vais. Tu m'accompagnes ?


    - Non, je suis de corvée ce matin et je vais ouvrir les volets, répondit Kou. A plus !


    Sur ce, le lycéen géant passa le seuil de la porte de la salle de Dessin. Il marcha un mètre ou deux dans le couloir et remarqua un certain adolescent aux cheveux ébènes adossé contre le mur, les mains dans les poches de son pantalon, et s'arrêta à sa hauteur.


    - Shiromiya-kun, je t'avais dit de ne pas me suivre, s'exclama Rentarou dont une veine se mit à grossir à sa tempe.


    - J'étais inquiet, expliqua son condisciple en redressant la tête vers son interlocuteur. Je craignais un incident entre vous deux ce qui aurait pu être très fâcheux.


    - Tu as tout entendu ?


    Ce n'était pas une vraie question. Il était clairement évident qu'à deux mètres d'une salle, la porte ouverte, on ne pouvait pas faire autrement que de suivre la conversation que tenait les personnes à l'intérieur.


    - Tu crois que j'entends avec de la musique dans les oreilles ? s'enquit Shiromiya en posant un doigt sur un de ses écouteurs.


    - Tu m'as dit que tu lisais sur les lèvres et sur le visage. Alors tu pouvais comprendre notre conversation sans entendre.


    Cette remarque fit avoir un geste d'agacement à Shiromiya. Il passa sa main contre sa face en fermant les yeux. Son visage se durcit et ses bras se croisèrent contre sa poitrine.


    - D'abord sache que je suis resté ici dès que j'ai constaté que Fukuda-han et toi ne vous disputiez pas, lança t-il d'une voix très froide et calme. Ensuite je suis peut-être très bon pour les capacités dont tu viens de citer mais elles sont inutiles dans le cas présent. Pour déchiffrer une expression faciale et lire sur les lèvres d'une personne, il faut impérativement être face à elle ou au moins à ses côtés et non à l'autre bout de la pièce.


    - Ca va, j'ai compris, marmonna Rentarou, vexé.


    Sa colère venait de retomber automatiquement face à celle que manifestait actuellement son condisciple à son égard.


    Essayant de changer de sujet, Rentarou choisit la première chose qui lui vint à l'esprit et surtout que son regard accrocha, à savoir les écouteurs dans les oreilles de Shiromiya.


    - Comment tu écoutes de la musique avec ça ? demanda Rentarou en pointant l'écouteur. Il n'y a pas de fil qui va des écouteurs au lecteur.


    - Un fil ? s'exclama son interlocuteur dont les très fins sourcils se levèrent tant sa stupéfaction fut grande.


    - Mon lecteur MP3 a un fil aux écouteurs, détailla Rentarou naïvement. J'ai même aussi un chargeur pour recharger la batterie quand elle est faible.


    - Tu es né en quelle année ? interrogea t-il, très perplexe.


    - Je suis né le 11 Novembre 2036, répondit Rentarou qui ne comprenait pas le sens de la question.
    - Dans ce cas, je me demande dans quelle profonde caverne ou sur quel village de très haute montagne où tu as pu vivre pour être si ignorant, soupira Shiromiya.


    - Je ne suis pas un ignorant !


    - Le lecteur MPX, dit Musix Player Next Génération a été commercialisé pour la première fois en l'année 2028, révèla le lycéen en retrouvant son air grave et sérieux. Cet appareil a remplacé les lecteurs MP3 et ne nécessitent plus aucun branchement puisqu'ils sont équipés en WI-FI.


    Poussant un très gros soupir, Rentarou réalisa qu'il aurait sans doute mieux fait de s'abstenir de changer de sujet de conversation. De toute façon, l'adolescent se douta que Shiromiya comptait certainement y revenir très vite.


    - Avez-vous réglé vos problèmes ?


    - Ouais, répondit Rentarou évasivement. Tout est réglé.


    - En es-tu certain, Satsuma-han ? insista Seiichi soucieux. Autrement, il nous reste une vingtaine de minutes avant le commencement des cours ce qui est largement suffisant pour trouver Masami-sensei et nous entretenir avec lui de notre problème.


    - Tout va parfaitement bien maintenant, Shiromiya-kun, reprit Rentarou en s'efforçant d'adopter un ton décontracté et calme. A présent, je vais chercher mes affaires.


    - Dans ce cas, tu vas devoir encore me supporter encore un peu, estima Shiromiya en lui emboitant le pas. Je dois moi-même récupérer ma serviette dans mon casier.


    Les deux jeunes ne prononcèrent plus un mot ensuite. Ils marchèrent silencieusement dans les couloirs du rez-de-chaussée et atteignirent rapidement le lieu de leur destination.


    - Je crois que j'ai compris, dit subitement Rentarou alors que tous deux pénétrèrent dans la salle des casiers.


    - Que crois-tu donc avoir compris ? l'interrogea Shiromiya en se retournant vers lui.


    - Tu m'apprécies bien, hein ? rétorqua Rentarou d'un sourire espiègle. C'est pour ça que tu restes avec moi ou me suis malgré les excuses que tu me donnes.


    Scrutant le lycéen géant de son regard fixe, l'adolescent aux cheveux ébènes garda le silence une minutes ou deux puis se contenta de hausser les épaules.


    - Si tu éprouves du plaisir à le croire, crois-le, répliqua t-il. Toutefois, cela m'importe bien ce que tu peux penser de moi.

     

     

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    Chapitre 5


    - Rentarou ! Viens par là !


    Assis contre un mur, le plus près possible de la porte, un jeune garçon chétif releva la tête de son manuel de japonais grâce auquel il s'exerçait à tracer des kanjis et aperçut un petit groupe de cinq ou six écoliers d'une année supérieure à la sienne. Le petit frissonna en voyant qui l'appelait.


    Une peur terrible lui noua le ventre. Des larmes commencèrent à naitre de ses pupilles, cachées par ses lunettes de soleil. L'enfant fit de son mieux pour ne pas céder à la terreur. Il s'appliqua surtout à ne pas faire couler ces stupides marques de faiblesse sur ses joues. Impuissant, son regard ne fixa constamment qu'un seul membre de cette bande.


    Son ennemi le plus redoutable : Fukuda Kou.


    Depuis son entrée en maternelle, Rentarou n'avait connu que des brimades, des coups et des insultes de sa part. Cela n'avait jamais cessé. En fait, les choses avaient empiré jusqu'à cette année à l'école élémentaire.


    - Eh bien, c'est moi qui dois venir à toi maintenant ? cracha Kou avec mépris.


    En même temps, le bourreau leva la main pour la claquer sur la tête de victime. Certes, celle-ci était petite et faible. Mais elle compensait ces lacunes en se montrant particulièrement rapide. Dès que Rentarou aperçut le geste d'agression, il se jeta sur le côté et roula sur le bitume de la cour de récréation tandis que son assaillant tapa dans le mur de briques.
    En se relevant pour fuir, Rentarou se fit prendre dans le dos par un de ses acolytes. Celui-ci l'empêcha de partir en le serrant à la taille. Un autre garçon s'empara de son sort. Il le saisit par le col de son chandail et l'obligea à se coucher sur le sol. Un troisième comparse intervint ensuite et posa son pied droit, muni d'une basket à la semelle striée, sur son ventre.
    La douleur était horrible, insoutenable, mais le petit garçon lutta fort pour ne pas verser de larmes. Il savait par expérience que Kou et sa bande n'attendaient que ce spectacle où il se mettait à pleurer et à les supplier d'arrêter. Lors de sa première année en maternelle, le garçon avait appris vite ces règles. A l'époque, le petit ne cessait de crier, pleurer, geindre puis d'aller se plaindre à sa maitresse. Malheureusement, les pleurnicheries ne procuraient aucun sur la directrice ou les institutrices. Aucune n'intervenait. Elles étaient toujours occupées à surveiller d'autres zones de la cour. Naturellement, Kou et sa petite bande prenaient toujours soin à ce qu'aucun adulte ne soit présent quand ils attaquaient une de leurs proies. Rentarou avait ainsi appris à se taire et à refouler ses sentiments et la douleur.


    - Rentarou, c'est ton manuel pour apprendre les kanjis, hein ? s'exclama Kou en montrant le livre qu'il venait de ramasser sur le sol.


    Paniqué de voir son ouvrage entre des mains aussi dangereuses, Rentarou se maudit d'être si impuissant et se reprocha d'être incapable de se défendre. Il ne pouvait pas imaginer ce précieux livre détruit.


    - N'y touche pas ! hurla Rentarou horrifié. Kaasan a eu beaucoup trop mal à payer mes livres ! S'il te plait, Kou-kun, rends le moi !


    Kou arbora un vilain sourire narquois rien qu'à voir l'expression d'horreur de sa victime et à imaginer la tourmente intérieure que celle-ci devait vivre. Ainsi il donna l'ordre à ses comparses de maintenir leur proie au sol puis entreprit de déchirer page par page le livre en laissant chacune s'envoler au gré du vent.


    Muet d'horreur, Rentarou assista au massacre de l'ouvrage. Il pensa aux efforts de sa mère pour acheter toutes ses fournitures scolaires. Celle-ci avait dû effectuer tant d'heures supplémentaires et rentrer si tard le soir que sa petite sœur et lui avaient dormi plusieurs semaines chez leur baby-sitteuse.


    Contempler le résultat de tous ces sacrifices et tous ces efforts étaient en train d'être dispersés à travers la ville par le vent le rendait si malade qu'il en aurait presque vomi.


    - Rentarou, tu étais fier de ce livre, pas vrai ? lança Kou en s'avançant vers lui. Comme tu étais fier de dire que ta maman chérie t'avait offert un beau MP3 ! Comme tu es fier de porter cette belle chemise et ce superbe pantalon !


    Tout en parlant, le cruel enfant s'était abaissé et déchirait à l'aide de ses ongles, semblables aux griffes d'un cruel prédateur, la belle chemise blanche de sa victime et coupait un à un ses boutons.


    - Tu sais comment ta maman adorée paie tout ça ? continua Kou très émoustillé. Elle fait le trottoir !

     

    Les yeux de la jeune victime se remplirent de larmes malgré lui. Il n'arriva plus à les contrôler. Ces mots ... Ces émotions ... Cette haine ... Cela lui donnait une pénible sensation d'étouffement.


    - Toutes les nuits, ta maman que tu aimes si fort, elle se déshabille dans le lits d'un homme, parfois, souvent même, c'est plusieurs.


    Indifférent aux douloureux sentiments que le malheureux petit garçon éprouvait, Kou continua sa torture en retirant la ceinture qui attachait son pantalon et la tendit à son complice le plus proche. Celui-ci lui tendit alors un cutter avec lequel il prit soin de découper sa braguette.


    S'apprêtant à réaliser une nouvelle exaction, Kou se retrouva soudainement soulevé puis jeté à terre. L'élève de seconde année aperçut ensuite le reste de sa bande détaler comme des lapins. Toujours au sol, il se retourna et découvrit un garçon bien plus grand et fort que lui.


    - Pitié ! Pitié, Katsuo-sempai ! Je ne le ferais plus !


    L'aîné toisa d'un regard de mépris le jeune tortionnaire qui gémissait maintenant de terreur puis lui fit signe de décamper.


    - Ca va, Rentarou-kun ? demanda Katsuo en aidant ensuite la petite victime à se lever.


    - Oui, répondit-il d'une voix faible.


    Baissant le regard, le jeune garçon replaça correctement ses lunettes sombres sur son nez puis leva nerveusement la tête vers son sauveur.


    - Katsuo-sempai, tu ne diras rien, hein ?


    - Ce que te fait Kou-kun chaque jour est honteux, Rentarou-kun, s'exclama Katsuo en posant les mains sur les épaules du frêle garçonnet. Tu dois le dire !


    - Je ne peux pas, Katsuo-sempai, répliqua Rentarou en secouant la tête. Si j'en parle, les ennuis seront encore pires. Je ne peux pas en parler du tout.


    Quand l'école se termina, Rentarou sortit de sa classe en dernier, prétextant aider son institutrice à remettre de l'ordre, et rentra chez lui.


    En arrivant à son appartement, il eut l'agréable surprise de voir que sa mère l'attendait, occupée à préparer son goûter. Chaque fois qu'elle quittait son travail tôt pour rester avec ses enfants, son petit cœur se ravissait d'un immense plaisir. Au moins, cela lui permettait aussi de se reposer et d'oublier les soucis et le stress de sa vie. En même temps, le petit garçon se sentait aussi très mal en réalisant que l'argent rentrerait beaucoup moins. Par conséquent, sa mère devrait effectuer plus d'heures et plus de journées de travail à un autre moment.


    - Ren-chan ! cria subitement Asuka, sa mère, horrifiée. Que t'est-il arrivé ?


    Le jeune garçon comprit qu'elle faisait allusion à ses vêtements tous déchirés à la récréation de cet après-midi. Il garda son calme en posant son cartable près de l'entrée puis rejoignit sa mère.


    - Je suis tombé en jouant à l'école, mentit Rentarou.


    - Ren-chan, tes habits sont déchirés, rappela Asuka en s'accroupissant pour se mettre à hauteur de son aîné. Et ta ceinture a disparu ! Dis-moi la vérité !


    - Je suis vraiment tombé, kaasan, assura Rentarou en prenant un air indigné de ne pas être cru. Je jouais avec des copains dans le jardin de l'école et j'ai perdu mon équilibre. Alors je suis tombé dans des ronces !


    Tout en écoutant l'histoire racontée par son fils, la jeune femme ôta sa chemise et constata les marques que coups de pied qui s'étaient imprimées sur sa petite poitrine et causées de nombreuses plaies. Une d'elles saignait même encore un peu.


    - Ren-chan ! s'écria t-elle en caressant les blessures de la paume de sa main. C'est encore ces enfants qui t'ont attaqué, n'est ce pas ?


    Rentarou se mordit les lèvres. Il fallait inventer rapidement une histoire capable d'endormir sa mère où la situation serait plus horrible encore. Ces plaies sur son torse faisaient très mal, surtout en cours d'Education Physique. Comme courir, grimper à la corde à noeud ou réaliser des étirements. Cependant imaginer la décision que sa mère prendrait en révèlant la vérité lui causait une douleur plus terrible.


    - On va s'arrêter là, Ren-chan, décida Asuka d'un ton ferme. Je vais te changer d'école et d'inscrire dans le privé. Ils prendront bien plus soin de toi. Tu comprends ?


    Paniqué, l'enfant ne comprenait que trop bien le problème. Peut-être ne serait-il plus jamais maltraité par ses camarades mais sa mère devrait verser des frais de scolarité colossaux pour l'inscrire. Cela signifiait qu'elle augmenterait davantage son rythme de travail et qu'il ne pourrait plus la voir avant longtemps. Sa petite sœur et lui vivraient une longue période chez la baby-sitteuse jusqu'au remboursement total de leurs dettes.


    Rentarou le refusait catégoriquement. L'enfant voulait rester pour toujours avec sa mère qu'importe dans la situation dans laquelle se trouvait sa famille. Il aurait apprécié de dormir dans la rue comme un mendiant si celle-ci était à ses côtés. A chaque instant de sa vie, sa mère était son précieux rayon de soleil, la seule source de joie de son existence, et souhaitait ardemment la protéger autant qu'elle prenait soin de ses deux enfants.


    - En fait, kaasan, intervint Rentarou en baissant le regard. J'ai menti. Je … j'avais volé le livre d'un autre enfant pour lui faire une blague et on s'est battus quand il m'a retrouvé …


    - C'est réellement ce qui s'est passé, Ren-chan ? insista Asuka en fixant attentivement son rejeton.


    - Je ne te mentirais jamais, kaasan, s'exclama Rentarou avant de se blottir contre sa mère.

     

    ***

     


    - Kaasan … murmura Rentarou encore tout ensommeillé.


    La lueur du soleil entrant pleinement par la fenêtre de sa chambre, dont il avait oublié la veille de fermer les rideaux, acheva de tirer le jeune homme de son sommeil.


    Se redressant pour établir un bilan personnel des derniers événements, Rentarou songea que ce fut la pire nuit jamais passée. D'habitude, il se couchait tard et ses yeux se fermaient dès que sa tête touchait l'oreiller pour ne se rouvrir que le lendemain. Mais la nuit dernière fut totalement différente. Le jeune homme s'était réveillé chaque heure, trempé de sueur, à la suite d'un mauvais rêve. D'ordinaire, l'adolescent ne rêvait pas ou plutôt son esprit ne se souvenait jamais de ses songes. Ce n'était pas si mal en fin de compte. Chacun des rêves de cette nuit constituait un douloureux souvenir de son enfance soit avec les problèmes financiers de sa mère soit par les pénibles traitements de Kou.


    En repensant au cours de la veille au laboratoire, il estima le phénomène parfaitement normal. En quittant les bancs de l'école, le lycéen géant avait très vite refoulé toutes les images négatives vécues là-bas mais celles-ci n'avaient jamais disparu. Sa mémoire n'oubliait jamais rien. Ainsi en recroisant son vieil ennemi hier après-midi, un flux violent de souvenirs étaient remonté et avait déferlé dans son esprit durant tout le laps de temps qu'avait duré son sommeil.


    Que faire ?


    Toutes ses interrogations, tous ses doutes éprouvés depuis hier se résumèrent en ces deux simples mots. Il se sentit totalement désarmé et impuissant face à sa position actuelle.
    Comment serait-il capable d'assister aux cours de Chimie comme à ceux de Japonais ou de Mathématiques en étant sûr qu'il ne sauterait par dessus la table pour casser la figure de son ancien bourreau ? Rentarou songea combien son ancien bourreau était devenu petit par rapport à lui. Son ennemi devait mesurer approximativement un mètre soixante-huit. Cinq centimètres environ de moins que Shiromiya, avait-il pensé. Soit une taille normale pour un japonais. Toutes ces mesures indiquaient clairement que Rentarou dépassait son ancien agresseur de douze centimètres. Cela aurait été si facile de lui apprendre une petite leçon.
    Comme il aurait ressenti un immense bien-être à administrer une correction à ce garçon qui s'était chargé de l'humilier pendant plusieurs années ! Rien que l'idée en elle-même l'amusait énormément !


    Brusquement, Rentarou secoua vivement la tête avant de se donner une forte gifle qui aurait mis à terre un adulte. Devenait-il fou ou inconscient ? Avait-il oublié son serment en entrant au lycée ? Le jeune homme aux cheveux de jais avait juré de ne plus jamais utiliser la violence. Surtout dans le cadre d'une vengeance. C'était un jeu mesquin et stérile causant davantage de torts et créant bien plus d'ennuis au lieu de résoudre un problème.


    A présent qu'il avait retrouvé ses esprits, Rentarou se demanda toujours comment gérer cette situation délicate sans trouver de solution correcte. L'adolescent décida alors de se lever et se souvint qu'aujourd'hui était Samedi, premier jour du week-end. Cela signifiait que le portail de l'établissement restait ouvert du Vendredi Soir au Lundi matin et donnait la permission aux internes de sortir et de rentrer à n'importe quelle heure.


    Ramassant en vitesse un short et un tee-shirt qui trainaient sur le sol, Rentarou entreprit de se déshabiller en retirant d'abord sa chemise. le jeune homme grimaça en réalisant qu'il s'était endormi sans retirer son uniforme. Sa mémoire lui rappela que le linge sale des internes étaient nettoyés par le personnel de son établissement scolaire. cependant le propriétaire légitime des vetêments devait ensuite les repasser. L'adolescent aux lunettes sombres se promit à l'avenir d'essayer d'être plus soucieux avec ses affaires sans se souvenir du nombre d'habits qui gisaient déjà sur le parquet de la chambre.


    En fermant ses baskets à scratches, une alarme retentit dans son esprit : la retenue donnée par son professeur titulaire. Il ne s'y était pas rendu !


    Portant la main à ses lèvres, Rentarou avait un sale goût dans la bouche à la perspective d'avoir renié son engagement. Son professeur avait cru à son mensonge et s'était montré conciliant en l'autorisant à réaliser les projets qu'il avait préalablement établis. Or, le lycéen géant le trahissait en oubliant de se rendre à sa retenue. Son enseignant devait maintenant le considérer comme une personne égoïste et sans morale.


    Évitant de croiser le regard de sa mère, Rentarou songea combien celle-ci aurait été déçue d'apprendre que son fils manquait à ses engagements et se résolut à corriger cette lamentable erreur.


    Avant de quitter sa chambre, il prit une autre tenue de son uniforme, celle là soigneusement plié, et la passa sous son bras et se rendit jusqu'au bâtiment des cours. Le lycéen géant fit un court arrêt dans la salle des casiers pour enfiler sa chemise au-dessus de son tee-shirt et son pantalon par dessus son short. Ce n'était ni confortable ni pratique de marcher dans un tel accoutrement mais au moins il portait son uniforme.


    Quand il eut traversé tout le bâtiment et monté jusqu'au troisième étage, Rentarou attendit un long moment devant la porte du bureau du professeur Hashimoto. D'abord le lycéen géant ne fut pas certain que l'enseignant serait là un week-end mais craignit surtout sa réaction.
    Et s'il se montrait furieux envers lui d'avoir séché sa retenue ? Et s'il lui causait plus d'ennuis ?
    Rassemblant finalement son courage, Rentarou leva son poing et frappa timidement contre le bois de la porte. Presque aussitôt, le locataire du bureau l'invita à entrer. En pénétrant dans le local, il remarqua que celui-ci semblait corriger des copies.


    - Bonjour Hashimoto-sensei, le salua Rentarou en s'inclinant. Je ne voulais pas vous déranger mais je tenais à m'excuser pour hier.


    - Pour hier ? fit le professeur de Mathématiques en levant les yeux vers son étudiant, très étonné.


    - J'ai séché la retenue que vous m'aviez donnée la veille. En plus, vous aviez la gentillesse de la reporter pour me permettre de sortir, compléta Rentarou d'un ton d'embarras. Je suis vraiment désolé de ne pas avoir mérité votre confiance, Hashimoto-sensei.


    - Je ne comprends pas un mot à ce que tu me dis, Satsuma-kun, avoua Hashimoto troublé.


    - Mais …


    - Je le sais très bien que je t'ai donné une retenue hier, reprit-il en croisant ses mains l'une dans l'autre, mais hier Hiroaki-san est venu m'attendre à la fin de mon cours pour me signaler que tu avais quitté sa salle et qu'il était possible que tu ne viennes pas.


    A son tour, Rentarou ne comprit plus rien du tout lui non plus. Qui avait pu prévenir son professeur de son absence ? Et pour quelle raison ? D'abord qu'il était cet Hiroaki ?


    - Hiroaki-san ?


    - Je veux dire Masami-sensei, corrigea Hashimoto.


    - Masami-sensei a fait ça ?


    Cette fois, le jeune homme ne comprit plus rien à la tournure prise par les événements. Pourquoi son professeur de Chimie avait décidé de lui venir en aide ? Il ne lui avait strictement rien demandé.


    - Hiroaki-san m'a d'abord dit que tu étais souffrant et que tu étais parti à l'infirmerie puis a fini par m'avouer que tu étais parti en colère de la classe et a jugé qu'il était plus sage de te laisser te calmer plutôt de te forcer à contrôler ta colère.


    Baissant la tête, l'adolescent ressentit une forte honte lui brûlant les joues. Il n'apprécia pas de constater que ses professeurs avaient remarqué son irritation. Le lycéen géant avait pourtant essayé de la cacher de son mieux et son mensonge utilisé comme prétexte lui avait semblé parfaitement crédible.


    - Tu es bien silencieux, observa son professeur en fixant son étudiant.


    - Vous avez eu pitié de moi ?


    Sous les étroites lunettes sombres, ses yeux exprimaient à la fois la colère et la douleur. Rentarou ne supportait pas d'être considéré comme quelqu'un de faible. Il avait aussi en horreur d'être plaint et était mal à l'aise d'apprendre que ses professeurs parlaient de lui sans jamais savoir ce qu'ils pensaient réellement de sa personne.


    - Ce n'est pas de la pitié, Satsuma-kun, réfuta Hashimoto. En tant que professeurs, nous sommes tenus de prendre soin de nos étudiants. Notre rôle ne se limite pas seulement à vous transmettre un enseignement mais aussi à vous écouter chaque jour, à vous aider et vous conseiller dès l'instant que vous avez un problème auquel vous ne pouvez pas faire face.


    En laissant sa tête se poser contre le dossier de son fauteuil, le professeur de Mathématiques fixa attentivement son élève et reprit :


    - Évidemment beaucoup d'entre nous oublient souvent cette mission mais moi-même la considère comme fondamentale. Comme Hiroaki-san. C'est pourquoi nous aimons discuter de nos étudiants ensemble afin de mieux les comprendre pour les aider ensuite du mieux possible.


    - Hashimoto-sensei … , murmura Rentarou.


    Tout en écoutant ce discours, le jeune homme garda son regard baissé pour ne pas croiser celui de son professeur. A l'exception de sa mère et de Yushima, aucun adulte ne lui avait jamais parlé une seule fois de manière si calme et compréhensive. Au son de cette voix, le lycéen géant comprenait qu'il pourrait réellement confesser n'importe lequel des troubles de son cœur. Mais les mots n'étaient pas capables de franchir le seuil de sa bouche. Ils demeuraient bloqués quelque part dans sa gorge.


    - Je peux faire ma retenue, Hashimoto-sensei ? réclama Rentarou désireux de changer de sujet. J'ai pas mal de choses de prévues aujourd'hui.


    - Non, ce ne sera pas utile, répondit Hashimoto en secouant doucement la tête.


    - Pourquoi ? Vous m'avez puni, Hashimoto-sensei, rappela Rentarou en fronçant les sourcils.


    - C'est parfaitement exact. Mais lorsqu'un professeur donne une punition à un étudiant, malgré le fait que vous pensiez tous que cela nous emplit de joie, c'est dans le but de lui inculquer des choses. Or, je pense que tu as suffisamment appris de choses pendant cette discussion que tu ne l'aurais fait au cours d'une retenue.


    Rentarou ne fut pas pleinement convaincu de l'explication car il ne comprit pas ces principes éducatifs mais estima que le temps était venu pour lui d'apprendre à se montrer un peu plus égoïste. Les autres étudiants partiraient rapidement après une annonce pareille.
    L'adolescent s'apprêta donc à tourner les talons vers la sortie.


    - Satsuma-kun, attends un peu ! l'interpela Hashimoto au moment où il sortait.


    - Qu'est qu'il y a ?


    - Évidemment il va de soi que je ne veux plus te revoir ne pas écouter en cours ou je me montrerai beaucoup moins compréhensif, répliqua son professeur d'une voix plus ferme.


    - Oui, bien sur, Hashimoto-sensei, bafouilla Rentarou embarrassé. Je ne le ferais plus.


    - Et n'oublie pas de garder tes précieuses valeurs intactes, Satsuma-kun. Elles sont très rares que ce soit pour un jeune ou un adulte. Si tu continues à les cultiver, tu pourrais peut-être devenir un jour une personne capable de changer notre pays.


    Il se mit à rire aussitôt.


    - Non, je plaisantais. Ne me prends pas au sérieux


    Rentarou garda un instant le silence puis sourit.


    Une personne capable de changer ce pays …


    Son professeur titulaire ignorait qu'il venait de verser un miraculeux baume sur les blessures de son âme grâce à cette phrase innoncente.


    Sans répondre à son professeur, Rentarou le salua en s'inclinant respectueusement du buste et sortit.


    Les mains dans ses poches, l'adolescent songea à ce rêve. Ce rêve composé en de multiples fragments de rêves, caressés depuis plus d'un an. Il souhaitait ardemment changer cette politique cruelle instaurée au Japon depuis trois décennies à présent qui contraignait ceux ne réussissant pas à vivre pauvrement et sans dignité.


    le jeune homme aux cheveux de jais voulait permettre à tous les japonais d'avoir tous une chance de manger à leur faim, de dormir confortablement, de jouer sereinement, d'étudier et de travailler. Tous ses actes, si simples, si banals, devraient être accessible à tout le monde, qu'importent son origine sociale et les conditions de sa naissance.


    Pour le moment, Rentarou était encore très jeune et ne connaissait pas grand chose ni à ce vaste monde ni à la société dans laquelle il vivait. Cependant le lycéen géant apprenait progressivement chaque jour un peu plus sur les sujets dont il était encore ignorant et s'améliorait peu à peu. Dans cette optique, l'adolescent essayait donc de se faire des amis parmi les jeunes de son âge afin d'appréhender les mécanismes de la communication et des relations humaines.


    Un très long chemin barré de toutes sortes d'embûches infranchissables mais il voulait croire en lui et en son propre potentiel. Le jeune homme espérait être capable de supprimer un pas après l'autre chacune d'elles.


    En méditant sur ces questions d'ordre philosophique et ses choix par lesquels s'orienterait sa vie, Rentarou retourna dans sa chambre. Au passage, il avait retiré et abandonné son uniforme dans son casier. Le lycéen géant se saisit d'un un sac à dos puis rassembla quelques affaires pour la journée et prit l'étui contenant sa raquette. Également, le jeune homme pensa à se munir d'une casquette. Certes, le mois d'Avril n'était pas encore achevé et le climat se montrait encore frais. Néanmoins, l'adolescent préférait se montrer prudent.


    Il quitta donc l'établissement, comme beaucoup d'internes l'avaient déjà depuis le début de la matinée, mais resta à ses abords en s'adossant contre l'épais et haut mur de pierres roses. Rentarou tenta de se souvenir des informations que ses yeux avait plus ou moins lu sur le comptoir du magasin où il avait acheté sa raquette.


    Ne parvenant pas à se rappeler le contenu des prospectus, il n'eut pas d'autre choix que de retourner à ce magasin au centre commercial de Nerima. A la perspective de retourner dans cet endroit horriblement bruyant, Rentarou ressentit un certain malaise mais ce fut pire encore qu'à sa première visite. En effet, l'adolescent ne le savait pas encore, mais le Samedi constituait un jour de repos très apprécié par les masses laborieuses pour faire leurs courses et sortir en famille. Pour cette raison, les magasins en cette journée ressemblaient davantage à un vaste champ de foire qu'à un simple lieu de promenade.


    L'adolescent ne s'attarda absolument pas en ces lieux. Il traça net sa route, profitant pour une fois de sa hauteur et de sa stature pour forcer le passage jusqu'au magasin de sports, prendre un tract publicitaire parlant du centre de frappe et repartir de la manière dont il fut arrivé.
    A la sortie de cet enfer, le jeune homme s'offrit une canette de soda dans un distributeur pour se rafraichir et s'éloigna un peu pour étudier l'affichette. En la lisant rapidement, il se rendit compte que le centre de frappe se situait dans l'arrondissement de Koto soit totalement à l'opposé d'ici.


    Fronçant les sourcils, le lycéen géant songea que l'après-midi ce serait très difficile de s'y rendre après les cours. Le temps du trajet réduirait considérablement la durée de son entrainement. Cela serait plus pratique de trouver un centre plus proche de son établissement scolaire. Certes, il aurait pu demander le renseignement à un vendeur ou au gérant du magasin de sport mais son égo n'admettait pas si facilement d'accepter d'être impuissant en réclamant l'aide d'un tiers.


    Plissant son front, Rentarou se résigna à accepter son sort. Puisqu'aucune autre solution ne se présenta à lui, il lui fallait faire montre de raison. Le lycéen géant se releva et but la dernière gorgée de sa canette. Sur son chemin, sa main la lança dans une poubelle proche.
    En marchant d'un pas très rapide, Rentarou regretta de ne pas être capable de prendre le métro ou le bus. Tout le monde savait se servir de ces moyens de locomotion, du plus jeune enfant au plus âgé des grands-pères. Mais il n'avait pas passé son enfance à Tokyo où le réseau des transport en commun était entretenu soigneusement chaque jour et déservait tous les quartiers et arrondissements de la métropole sans discrimination.


    Au contraire, dans les autres villes du Japon, dont Yokohama évidemment, le réseau emprunté par les rames de métro et les bus avaient été aménagés en sorte que seuls ceux servant aux hautes classes soient encore en service. De toute façon, les basses classes, même si leur population était chiffrée à cinq ou six fois plus que celles des classes bourgeoises ou aristocrates, n'auraient jamais eu le moyen de se payer un ticket chaque jour pour se rendre au travail ni pour s'acheter un abonnement au mois ou à l'année. Ainsi les mères de famille harrassées par leur journée et épuisées par les courses qu'elles portaient, les vieilles personnes âgées n'ayant pas de moyen de financer une retraite et des enfants, parfois très jeunes, qui n'avaient plus de parents pour prendre soin d'eux, devaient marcher chaque jour sur de très longs parcours pendant des dizaines et des dizaines de kilomètres.


    En arrivant au centre de frappe, l'adolescent découvrit un large bâtiment rectangulaire gris et peu élevé, coincé en sandwich entre deux immeubles d'habitations gigantesques. Il s'apprêta à poser sa main pour pousser la porte vitrée lorsque celle-ci s'ouvrit automatiquement.
    En pénétrant dans cette large ouverture, il s'étonna un peu de ce système mais ne s'y attarda pas. A l'intérieur se tenait à libre disposition de la clientèle de nombreuses machines lançant des balles. Chacune était installée dans une sorte de grande cage grillagée.


    En s'approchant de l'une d'elle, Rentarou découvrit un boitier près de l'entrée dans lequel il fallait introduire une somme d'argent afin de pouvoir entrer dedans et jouer.


    Jetant un bref coup d'œil derrière lui, il ne compta qu'une petite dizaine dans la salle, la plupart de son âge et quelques adultes. Contrairement au football et au base-ball, le tennis n'était pas le sport le plus populaire et pratiqué au Japon. En même temps, Rentarou se sentait plus à l'aise ainsi.


    Un léger sourire se dessina sur son visage en se remémorant les paroles de Shiromiya sur ses agissements et ne put que les approuver : il était réellement une personne étrange.
    Alors qu'il ne supportait pas les contacts avec ses semblables et n'aspirait qu'à la solitude et au calme, le lycéen géant travaillait dur pour développer sa sociabilité et à se faire des amis. Cela semblait vraiment paradoxal.


    Retirant le sac de ses épaules, le jeune homme le posa à terre et s'accroupit. Il fouilla dans le bazar inimaginable entassé dedans pour extraire son portefeuille et se releva. ses doigts glissèrent quelques centaines de pièces dans la fente de l'appareil. Le lycéen géant reprit son sac de sa main gauche avant d'entrer dans la cage.


    A l'intérieur, il déposa son sac et son étui contre la grille près de l'entrée. Rentarou dézippa très prudemment la fermeture de son étui comme si un objet en verre ou en porcelaine se trouvait à l'intérieur et sortit sa raquette. En se redressant, le jeune homme alla examiner le tableau de contrôle de l'appareil et le régla au niveau débutant. Une grimace défigura son visage au même instant. C'était la vérité mais il n'appréciait guère d'être traité par un mot synonyme de novice. Pas même par une machine.


    Une fois ces préparatifs achevés, il se positionna face au lanceur qui cracha continuellement des balles et des balles sans aucune fin. Rentarou les frappa presque chaque fois quand elles venaient de la droite. Peu habitué à plier et à déplier très vite son bras droit sans arrêt, le jeune colosse ressentit assez rapidement une douleur au niveau de ses muscles biceps mais ne s'arrêta pas encore. En fait, l'adolescent n'éprouva pas encore cette sensation tant sa concentration à fixer ses cibles était grande. Ses efforts lui donnèrent si chaud que de la sueur coula abondamment sur son visage, à la naissance de sa nuque, sur ses bras et ses jambes. Toutefois, la température estivale ressentie dans les agglomérations nippones était si étouffante que le lycéen géant supportait désormais tous les types de chaleur sans broncher.
    Lorsque la machine eut fonctionnée pour la somme introduite préalablement, elle se coupa net. L'adolescent ressentit alors toute sa fatigue, suite à ses efforts fournis pendant presque trois heures, s'abattit si fort qu'il s'écroula à terre.


    Allongé sur un sol très dur, son regard fixait péniblement le plafond métallique. Ses paupières se fermaient presque qu'il devait lutter pour les garder ouvertes. Tous ses muscles des bras lui tiraient si douloureusement que ceux-ci paraissaient être en feu. Sa respiration sifflait, haletante, et avait du mal à reprendre son souffle.


    En clair, l'adolescent était totalement vidé et avait donné toute son énergie dans le jeu. Cependant ces sensations ne devaient pas se classer parmi les choses désagréables. En vérité, Rentarou éprouvait une sorte d'étrange bien-être et de satisfaction. Son corps si puissant et immense était usé par les intenses efforts fournis mais son coeur s'était apaisé. Il était tellement fatigué que son esprit n'était plus capable de penser à rien du tout. Tous ses soucis, tous ses problèmes paraissaient avoir disparu.


    Au bout d'un certain laps de temps, Rentarou se releva et libéra la cage d'entrainement pour aller s'asseoir sur un banc dans le fond de la salle, près d'un distributeur de boissons. De son sac, il sortit une serviette douce et sèche grâce à laquelle ses mains essuyèrent la sueur qui mouillait son corps. Le jeune homme s'acheta ensuite une canette de soda au distributeur et retourna s'assoir.


    Buvant goulûment plusieurs gorgées, le lycéen géant se sentit déjà un peu mieux maintenant. Son regard se porta sur la salle et songea que cet endroit était le meilleur pour s'entrainer efficacement. Son esprit planifia de venir chaque jour et de jouer deux heures seulement au rythme d'aujourd'hui jusqu'au moment où il ne louperait plus une seule balle. A ce moment, l'adolescent changerait ainsi de niveau d'entrainement et suivrait la même méthode.


    Pendant une heure de repos, l'adolescent observa les différentes techniques des autres clients du centre. Rentarou décida ensuite de rentrer. Sur le chemin, le jeune homme s'offrit deux sandwiches pour se restaurer.


    Quatorze heures avaient sonné depuis quinze minutes. Depuis hier midi, l'adolescent n'avait rien mangé. Ce n'était pas du tout un problème. Lors de ses errances dans les rues, son estomac était déjà resté vide pendant une semaine à quelques reprises. Cela ne l'avait jamais empêché d'accomplir ses obligations.


    Quand le jeune homme atteignit finalement l'arrondissement de Nerima, il s'interrogea un instant sur la possibilité de rentrer tout de suite ou de flâner dans les rues. Le lycéen géant finit par hausser les épaules en réalisant qu'une marche solitaire n'était guère amusante. Il prit donc la route du lycée.


    D'un pas un peu plus rapide, Rentarou remonta une grande artère et s'arrêta face à un passage piéton. Il leva les yeux vers le feu tricolore encore au vert et attendit patiemment le changement de couleur annonçant l'arrêt de la circulation afin de traverser la route. Soudain le lycéen géant sentit un liquide mouiller le bas de ses jambes. Ses yeux se baissèrent et découvrirent un petit chien mordoré, sans race bien précise, occupé à se soulager avec un grand plaisir sur ses chaussettes et ses baskets.


    - Tu veux bien pisser ailleurs, toi ? tonna Rentarou d'une voix très forte.


    S'il prenait soin de bien faire attention aux humains, le jeune homme se montrait beaucoup moins réservé avec les animaux. Le lycéen géant s'était déjà battu plusieurs fois avec d'énormes chiens que dressaient certains dealers et les avaient toujours mis à terre. Pour cette bestiole faiblarde, un léger coup de pied allait prochainement lui faire découvrir les sensations du vol plané.


    - Arrête !


    Alors que Rentarou leva sa jambe, une fillette blonde d'une dizaine d'années courut en sa direction et se pencha pour attirer le chien vers elle.


    - Nono-chan, ce n'est pas bien du tout de faire ça, gronda t-elle.


    - C'est ton chien ? interrogea Rentarou en reposant sa jambe.


    - Oui. Je m'excuse de son comportement, fit l'écolière en s'inclinant piteusement. Je m'appelle Ishida Yuki et je suis en sixième année à l'école primaire de Shinigawa.


    - Yuki ! Où es-tu ?


    - Je suis là, otosan. Devant les feux !


    Rapidement, deux silhouettes émergèrent de la foule : un homme aux cheveux bruns foncés et courts dont l'âge se situait dans la trentaine et un garçon du même niveau d'étude que Rentarou mais que celui-ci aurait souhaité ne jamais revoir.


    - Tu étais avec ma petite sœur, Rentarou ? fit Kou surpris de voir son condisciple.


    Les sourcils froncés, les poings refermés sur eux-mêmes, le lycéen géant ressentit toute la haine et la colère éprouvées envers son ennemi remonter à la surface en l'espace de quelques secondes. Il tenta de conserver son calme le mieux possible en dirigeant la conversation.


    - Yuki-chan est ta sœur ?


    - Demi-sœur, corrigea Yuki d'un air très digne. Je n'ai rien à voir avec un sale gosse qui traine la nuit dans les rues.


    - Yuki ! s'indigna son père. Ne parle pas ainsi de ton frère. Tu sais que ta mère …


    - C'est bon, Eiji-san, tempéra Kou. Ca ne me fait rien du tout.


    - Tu as une belle vie avec une famille autour de toi, intervint Rentarou froidement.


    Il ne pouvait tolérer une injustice aussi flagrante. Pourquoi lui, qui adorait tellement sa mère et sa petite sœur, devait-il vivre tout seul ? Jusqu'au jour où le sombre événement frappa à sa porte, Rentarou était un gentil petit garçon qui n'avait jamais fait de mal à personne. Il essayait toujours d'aider les autres. Au contraire, Kou s'était toujours montré un enfant détestable dès son plus jeune âge. Pourquoi n'était-ce pas à lui de vivre tout seul dans le froid, la faim et la solitude des rues ? Où était donc la justice dans ce monde ?


    - Ce n'est pas ce que tu crois, Rentarou, commença Kou. Je peux t'expliquer si tu veux.


    - TAIS-TOI !!! hurla Rentarou d'une voix tonitruante.


    Tellement perturbé par le flux de ces fortes émotions contradictoires déferlant à l'intérieur de son âme, l'adolescent leva son poing droit et flanqua un puissant direct qui jeta le garçon en face de lui au sol. Il prit seulement conscience de la stupidité de son geste en apercevant son ennemi allongé sur le trottoir.


    Incapable de rester sur place pour aider Kou à se relever ni à s'excuser ni à expliquer la raison de cette violence, il partit en courant le plus vite possible pour mettre le plus de distance possible entre cette famille et lui. Le lycéen géant traversa en hâte la rue et se retrouva bien vite devant le large portail de son lycée.


    S'arrêtant là au milieu du trottoir, Rentarou se sentit totalement déprimé. Qu'avait-il fait ? Il avait pourtant juré de ne jamais, plus jamais, avoir recours à la violence. La mine basse, le jeune homme pénétra sur le campus mais évita la cour. Rentarou ne tint pas non plus à retourner à sa chambre. Une fois là-bas, l'adolescent sut qu'il se mettrait à pleurer et ne voulut absolument pas être remarqué d'une manière aussi pitoyable et lamentable. Le lycéen géant fit donc le tour des bâtiments principaux et s'arrêta derrière celui réservé à l'administration.


    Malgré son profond désir de ne pas afficher son désarroi en public, il fut incapable

    en cet instant de faire un pas de plus. Rentarou s'effondra sur le sol et enfouit sa tête entre ses genoux pour sangloter très fort. Les larmes ruisselèrent sur son visage ovale. Son cœur lui faisait aussi mal. La douleur ressentie fut semblable à celle causée par une blessure occurée par un poignard.


    Ce n'était pas ce coup de poing qui alimentait ce torrent de larmes. Tous les mots et toutes les émotions que retenaient l'adolescent depuis des jours et le blessaient s'évacuèrent de son cœur. C'était là une manière très saine et naturelle de nettoyer les plaies infligées à son âme.


    - Qui est là ? demanda subitement une voix inquiète et calme.


    Absorbé par ses émotions douloureuses, Rentarou n'entendit pas que la porte arrière du bâtiment administratif s'était ouverte pour permettre à la jeune vice-présidente du conseil des élèves d'en sortir. La caucasienne s'approcha vers le dos du jeune homme qui s'était recroquevillé sur lui-même et posa sa main sur son épaule gauche.


    - As tu un problème ? interrogea Yoko très doucement. Tu peux me parler.


    - Je ne pense pas que tu as du temps à perdre avec moi, dit Rentarou en reniflant, la tête toujours vers le bas. Je ne suis ni un garçon gentil ni intéressant. Les autres ont raison de ne pas s'occuper de moi.


    - Je suis certaine du contraire, assura Yoko en s'asseyant près de lui et étendant son bras autour de ses épaules. Calme-toi et raconte-moi de ce qui s'est passé.


    - J'ai frappé Kou-kun, lâcha Rentarou.


    En se remémorant ce moment et le geste qu'il avait fait, le jeune homme aux cheveux de jais sentit que de nouvelles larmes coulèrent sur les joues.


    - Tu as frappé un camarade de classe ? Tu avais une raison ?


    - Je n'en avais plus, répondit Rentarou éprouvant davantage de honte. En primaire, c'était un gamin qui me maltraitait et m'humiliait mais nous ne sommes plus en primaire !


    - C'est mal de frapper quelqu'un mais je pense que si tu ne lui as donné qu'un seul coup et si tu regrettes ton geste que cela ne fait pas de toi une mauvaise personne. Après tout, tout le monde a connu un jour un individu qui lui a causé du tort et c'est humain que de vouloir régler ses comptes lorsqu'on est devenu plus fort, même s'il n'y a plus de raison de le faire.


    - Vraiment ?


    En posant cette dernière question, le lycéen géant se retourna. Yoko fut aussitôt surprise de découvrir son identité. Jamais, elle n'avait pu imaginer que Satsuma Rentarou puisse s'autoriser à pleurer.


    - Satsuma-kun … , murmura Yoko en cachant mal son étonnement. Oui, je pense sincèrement le raisonnement que je viens de dire.


    - Merci, dit Rentarou en baissant un peu la tête. Je me sens un peu mieux.


    - Tu ne parles pas beaucoup aux autres, j'ai cru remarquer.


    - J'ai beau essayer, personne ne veut de moi, répondit Rentarou en baissant davantage la tête. Quand je parle avec d'autres, cela ne dure pas longtemps et ils me laissent toujours seul. Même toi.


    - Même moi ? répéta Yoko en levant ses sourcils.


    - Quand j'étais venu discuter avec toi l'autre fois, je pensais qu'à la fin, nous étions amis mais tu avais fini par dire que tu te méfiais de moi et tu as fui. Comme tout le monde.


    Yoko demeura silence de longues minutes en méditant sur la critique que lui adressait le jeune homme. Celui-ci se souvenait de leur conversation. La jeune fille avait agi comme à son habitude. Elle traitait toujours ses camarades de cette manière et personne n'était jamais venu lui avouer que cela l'avait blessé. Satsuma était-il différent de tous ceux qu'elle avait refoulé ? Ou bien avait-elle blessé une quantité de personnes en voulant se protéger des autres ?


    - Je ne veux pas blesser les autres, révéla Yoko en baissant le regard. J'essaie juste de me protéger et de ne pas être blessée moi-même. J'ai peur que les autres m'utilisent à cause de mes fonctions et de mes connaissances.


    - Alors ce n'est pas du tout à cause de moi ? Tu me traitais vraiment comme n'importe qui d'autre sur ce campus ?


    La jeune fille aux nombreuses tresses acquiesça d'un signe de tête d'un faible sourire.


    - Satsuma-kun, si tu veux encore être ami avec moi, je serais ton amie, décida Yoko.


    - Vraiment ?


    D'abord, le jeune homme éprouva une forte joie monter en lui et envahir tout son être mais quelque chose le dérangea ensuite. Il eut la sensation que sa compagne le prenait en pitié. L'adolescent refusait d'être ami avec quelqu'un d'une telle manière.


    - Ce n'est pas par pitié que tu veux être mon amie, n'est ce pas ?


    - Satsuma-kun, si je te le demande, c'est par pur égoïste, répliqua Yoko. Je réalise seulement maintenant le mal que j'ai pu faire en essayant de me protéger alors je veux essayer de changer en devenant amie avec toi.


    Inclinant légèrement la tête, la jeune fille se tourna vers lui.


    - Je veux apprendre de toi à trouver la force d'aller vers les autres sans craindre d'être blessée pour ne plus causer de mal aux autres.


    Rentarou sourit, quelque peu amusé par la situation. Le lycéen géant ne se sentit pas du tout un expert ou un professeur dans les relations humaines et sociales. Au contraire, il ne cessait de souffrir d'échecs répétés et d'espérer obtenir une chance un jour d'avoir des amis.


    - OK, nous sommes amis maintenant, approuva Rentarou.


    - Je ferais de mon mieux, ajouta Yoko, mais si un jour, je te parle mal, pardonne-moi. Je ne pourrais peut-être pas toujours me contrôler.

     

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  • Chapitre 4


    Sortant de la classe d'Histoire où leur professeur venait de disserter durant la totalité de l'heure sur l'époque Meiji et ses implications économiques, culturelles et sociales qu'elle avait apportée sur l'époque actuelle, la classe 1D baillait pour sa grande majorité.


    Heureusement ce cours fut le dernier de la matinée. Les étudiants retrouvèrent très vite le moral et leur énergie à la perspective de la pause du midi. L'ensemble se sépara bien vite en deux. Une division en groupe de deux à cinq individus s'effectua pour aller déjeuner. Dans le cas des élèves internes, ceux-ci se rendaient au réfectoire où un repas frugal d'un simple légume et d'un bol de riz leur était servi. Étant donné que les externes n'étaient autorisés à se rendre ni réfectoire ni dans les salles de détentes, ceux-ci se contentaient de manger dehors le bento que leur mère ou un serviteur avait préparé à leur attention. Ils s'asseyaient généralement quelque part sur la pelouse de l'immense parc ou sur les toits. En cas d'intempéries, ces jeunes gens n'avaient d'autre choix que de se rabattre vers la salle de cours du professeur titulaire de leur classe afin de manger à l'abri. Également, quelques internes rejoignaient souvent leurs amis externes en achetant des sandwiches dans les distributeurs installés dans la cour.


    Restant à l'écart des autres, Rentarou regardait avec envie ceux en train de rire et de plaisanter au milieu de la cour traversée pour se rendre au réfectoire. Comme il aurait aimé faire partie d'une bande comme celle que ses yeux lorgnaient face aux distributeurs. Mais personne ne lui proposait jamais de l'accompagner.


    Seul devant son plateau contenant plusieurs patates douces et un bol de riz, le jeune homme aux cheveux de jais contempla avec ennui le réfectoire où ses condisciples discutaient avec animation. Comme d'habitude, il remarqua Shiromiya seul lui aussi à sa table sauf que celui-ci avait déjà terminé.


    Assez admiratif, il s'interrogeait souvent sur cette étonnante capacité à avaler ses condiments aussi vite. Le moment du petit-déjeuner le surprenait toujours. Le frêle adolescent aux cheveux ébènes chargeait son plateau de tous les mets proposés au service. Cela correspondait au minimum à cinq plats tous très copieux.


    Alors que Shiromiya passa très de lui en allant reporter son plateau, Rentarou courba le dos de manière à garder sa tête la plus proche possible de son bol riz comme s'il s'apprêtait à le manger directement grâce sa bouche plutôt qu'en utilisant ses baguettes.


    Depuis l'incident d'hier soir, il ne parvenait plus à regarder Shiromiya en face et craignait sans cesse que son condisciple ne vende la mèche au sujet de leur secret. Avant, le lycéen géant essayait toujours de le saluer en classe et à l'heure des repas, sans aucun succès à chaque tentative. A présent, le jeune homme aux cheveux de jais n'osait plus l'importuner à cause de possibles représailles.


    Déprimé, Rentarou finit par relever la tête et se dit qu'il fallait bien se nourrir malgré tout. Le lycéen géant attrapa donc ses baguettes et commença la dégustation de son riz.


    Après l'heure de pause accordée pour le déjeuner, la majeure partie de la classe 1D se retrouva au fond du couloir du troisième étage devant la petite porte du laboratoire en compagnie en grande partie de celle de 1E, de la moitié des effectifs répartis entre les classes de 1C et de 1H et d'un seul élève de 1B. Tout ce petit monde donna un formidable concert de bavardages, certains échangeant avec d'autres élèves que ceux de leur classe, que fit taire le professeur Noda en sortant du bureau d'un de ses collègues. Elle ordonna avec sa sévérité habituelle au groupe de se taire en les menaçant tous d'une retenue d'une semaine.

    L'argument fit mouche et le couloir redevint silencieux en l'espace de quelques minutes. Finalement un homme portant une large blouse blanche leur ouvrit et les fit entrer un par un dans la salle. Chaque fois, il remettait à l'étudiant une blouse que celui-ci devait enfiler puis désignait sa place.


    Dès que ses yeux se posèrent sur l'enseignant, Rentarou fit aussitôt appel sa prodigieuse mémoire afin de rechercher les informations obtenues sur les différents professeurs de son école grâce aux brochures et aux sites Internet.


    Cet homme était le professeur Masami Hiroaki, un universitaire réputé qui avait autrefois co-écrit de nombreux ouvrages sur toutes sortes de travaux dont la carrière s'était achevée prématurément et sans donner de raison à cela. Quand un de ses étudiants tentait de le questionner à ce sujet, il répondait invariablement que la vie d'une personne ne se résumait pas à sa seule carrière et des perspectives plus importantes existaient avant de changer radicalement de sujet.


    Le crâne abondamment fourni en cheveux noirs et éparpilllés dans tous les sens, il avait des yeux gris sur lesquels étaient apposait un petit monocle. Cet objet faisait d'ailleurs rire de lui au sein du campus, les étudiants aussi bien que le personnel de l'établissement. A cette époque, les lunettes étaient devenues ringardes. Une personne qui souffrait d'un quelconque problème de vue se faisait soit opérer pour corriger sa vision soit portait des lentilles de contact. On ne pouvait pas comprendre qu'un trentenaire puisse arborer un accessoire aussi désuet datant de plusieurs siècles.


    - Bonjour à vous, salua t-il quand tous ses élèves furent installés. Tout d'abord, je me nomme Masami Hiroaki et je vous enseignerai les sciences physiques et la chimie.


    Tout en parlant, l'enseignant avait quitté la porte et circulait entre les tables. Discrètement, Rentarou observa l'environnement autour de lui tout autant que son professeur. L'adolescent se fit la réflexion que ces très hautes et larges pailliasses ainsi que d'être assis sur un tabouret lui rappela le comptoir de nombreux bars qu'il avait autrefois fréquenté.


    - Dans ce cours, vous travaillerez par binômes, ajouta le professeur Masami. Que ce soit ici au labo pour une expérience ou sur un devoir que je vous donnerai. C'est pour cette raison que j'ai placé ensemble ceux qui sont bons en cette matière avec ceux qui sont moins bons.


    Circulant toujours à travers les allées, le professeur était au niveau de la table de Rentarou. Celui-ci put ainsi voir que ses traits s'étaient fortement tendus.


    - Dans un labo, j'accorde la plus grande attention à la sécurité, continua-t-il dont la voix était devenue extrêmement sévère. C'est pourquoi si un de vous commence un chahut, je le renverrai séance tenante de cette classe avec interdiction formelle de jamais y revenir.


    La classe n'eut pas d'autre réaction suite à cette menace que de rester cois. Leur professeur les observa longuement avant de reprendre son allocution d'un air plus détendu :


    - En ce qui concerne les cours, nous ne ferons ici que des manipulations. Il vous appartient donc de faire vos propres recherches sur ce que nous aborderons.


    S'approchant maintenant du tableau, il déplia les battants et révéla la préparation d'une expérience puis leur demandant de la réaliser en indiquant le processus à suivre. Rapidement, les étudiants commencèrent à se mettre au travail.
    A sa table, Rentarou se sentit plus que mal à l'aise de la tournure prise par les événements.


    - Il semble que le destin ait décidé de nous lier, intervint la voix basse de son binôme, un jeune homme aux cheveux ébènes.


    - On dirait, dit Rentarou qui gardait les yeux fixés sur les éprouvettes devant lui.


    - Vous êtes de la même classe tous les deux ? demanda brusquement le garçon en face de lui en parlant le plus bas possible.


    Relevant la tête, le lycéen au corps de géant aperçut deux jeunes de son âge face à Shiromiya et lui. Le premier, celui qui les avait interpelé, était un garçon au visage rond et nota que ses cheveux noirs étaient coupés encore bien plus courts que les siens. Ce fut l'autre qui l'intrigua davantage car il portait une casquette des Yankees de New-York sur la tête. En se souvenant du mensonge inventé auprès de son professeur titulaire pour pouvoir venir en classe avec ses lunettes de soleil, le jeune colosse se demanda comment celui-ci était parvenu à convaincre le sien.


    - Oui, nous sommes en 1D, répondit Rentarou en essayant de ne pas fixer le garçon à la casquette pour ne pas se montrer désobligeant. Je m'appelle Satsuma Rentarou et lui c'est …


    - Personne ne t'a demandé de décliner nos identités, l'interrompit sèchement Shiromiya.


    - Comme j'allais proposer de nous présenter, ce sera commencé au moins, déclara le garçon à la coupe militaire avec jovialité. Moi, je m'appelle Fukuda Kou de 1C, la classe mixte quoi, et je viens de Yokohama même si maintenant j'ai déménagé à Tokyo chez ma mère.


    Ces simples mots de Kou et de Yokohama provoquèrent une accélération rapide et brutale du rythme cardiaque de Rentarou. L'adolescent eut l'impression que son coeur allait s'arrêter sous le choc. Néanmoins, il s'efforça de reprendre son calme en inspirant doucement. Ce n'était qu'une simple coincidence : tous deux venaient de la même ville mais cela ne signifiait pas qu'ils se connaissaient. Après tout, elle comptait quatre ou cinq millions d'habitants. Le lycéen géant ne pouvait pas les avoir tous rencontré. Mais un sentiment étrange l'avait déjà envahi. Le jeune homme crut reconnaître ce garçon sans savoir où il avait pu le voir et encore moins ce qu'il avait pu faire avec.


    - Je suis Yamamoto Takaishi de la même classe que Kou-kun, se présenta le garçon avec sa casquette. Mais mon nom est si long que je préfère être appelé Taka-chan. Je viens moi aussi de Yokohama sauf que je suis interne et je retourne chez mes parents le week-end.


    - Ce surnom est affreusement familier, émit Shiromiya réprobatif.


    - C'est plus sympa comme ça, s'exclama Takaishi d'un large sourire.


    - Allez ! Maintenant c'est à vous deux de vous présenter, ajouta Kou.


    Occupé à verser de l'eau dans une éprouvette sans arroser abondamment sa paillasse, ce qui ne manqua pas d'arriver, Rentarou craignait ce moment. Il avait si peur que tous deux aient pu croiser sa route un jour et qu'ils puissent s'en souvenir. Mais le lycéen géant n'avait malheureusement pas d'autre choix. Refuser de se présenter le ferait passer pour un malpoli et risquait de lui faire perdre toute chance d'intégration.


    - Je m'appelle Satsuma Rentarou, commença t-il en faisant une courte pause entre ses deux phrases. Et je viens moi aussi de Yokohama.


    - Je me sens subitement très seul, ironisa Shiromiya en jetant un bref regard à son binôme qui agitait son éprouvette.


    - D'où viens-tu alors ? l'interrogea Takaishi curieux.


    - Kyoto, répondit-il après avoir fixé en silence son interlocuteur plusieurs minutes. Je me nomme Shiromiya Seiichi.


    - Kyoto ? L'ancienne capitale ? Tu dois connaître un tas de belles légendes, non ? s'exclama Takaishi excité, ayant du mal à contrôler le volume de sa voix.


    - Je ne m'intéresse pas à ce genre d'histoires, réfuta-t-il en durcissant son regard.


    - Ca fait quand même bizarre d'être à trois de Yokohama à cette table, songea Kou. De quelle école, viens-tu, Satsuma-kun ?


    Face à une telle question, le concerné déglutit lentement et ne sut pas comment répondre. Le parcours suivi n'avait rien de traditionnel ni de normal. Le lycéen géant ne voulait pas avouer sa différence en plein milieu d'un cours et se décida à se raccrocher à son demi-mensonge habituel. Il se sentit misérable à cette idée car son désir était de recommencer une vie honnête et sincère mais passait son temps à mentir à tout le monde pour cacher cette ancienne vie. Or, l'adolescent ne voyait rien d'honnête du tout dans ces obscures activités que pouvaient être le mensonge et la dissimulation d'informations.


    - Je ne suis pas allé à l'école, annonça Rentarou. J'ai étudié à domicile.


    Se concentrant sur son expérience, il vida le contenu de son éprouvette à l'intérieur d'un ballon et prépara un autre mélange dans une seconde éprouvette.


    - Kou-kun et moi venons de la même école primaire, révéla Takaishi. C'est la seconde du quartier Tsuzuki où nous habitons depuis notre naissance.


    Si Rentarou avait reçu un coup de poing fulgurant en plein estomac, la douleur n'aurait certainement pas été pire à celle qui le tiraillait quand le lycéen aux larges épaules carrées eut parlé. Entendre le le nom du quartier où il avait connu de courts et éphémères moments de bonheur lui déchirait les entrailles. Cela le brûlait littéralement de l'intérieur de se souvenir de ces rues étroites et sinueuses mal entretenues attendant depuis dix ou vingt ans passés une réfection de leur chaussée. De ces grands immeubles où s'entassaient les familles dans un petit espace d'une vingtaine de mètres carrées. Mais pire que tout : il eut comme un électrochoc en apprenant que tous deux avaient fréquenté la même école. A présent, le lycéen géant avait identifié quelle personne était réellement Fukuda Kou et ceci le rendait encore plus malade.


    Sans s'en rendre compte, ses poings s'étaient serrés à mort et la petite éprouvette tenue dans sa main droite ne résista bien bien longtemps à cette forte poigne et se brisa. Le bris du verre fit réagir Rentarou qui ouvrit alors sa paume, surpris, et ce qui resta du tube à essai se retrouva sur le carrelage blanc.


    - Qu'est qui se passe ici ? demanda vivement le professeur Masami qui se trouvait justement à la table voisine à observer l'avancée de l'expérience.


    Baissant le regard pour contempler le résultat de sa maladresse, Rentarou s'apprêta à se dénoncer lui-même lorsque Shiromiya se leva de son tabouret au moment où il ouvrit la bouche :


    - C'est de ma faute, Masami-sensei. J'ai poussé le coude de Satsuma-han à l'instant en préparant moi aussi une partie de l'expérience ce qui l'a surpris et contraint à laisser tomber ce tube à essai. Je vous prie de bien vouloir m'excuser.


    Pour achever sa déclaration, le jeune homme fit un pas et inclina son buste très bas tandis que son binôme l'observa d'un regard pantois incapable de comprendre ce qui se tramait dans la cervelle de Shiromiya. Son condisciple savait pertinemment que c'était lui responsable puisqu'il s'agissait de sa propre colère qui avait brisé l'éprouvette. Par conséquent, ce n'était pas à Shiromiya d'assumer la responsabilité de cet incident ni de présenter des excuses.


    - Je regrette, Masami-sensei, mais les choses ne se sont pas passées ainsi, dit Rentarou.


    - Comment ça ? fit le professeur en arquant un sourcil.


    - Je n'ai jamais été poussé par Shiromiya-kun mais j'ai serré trop fort le tube à essai et il s'est cassé dans ma main ce qui m'a surpris et me l'a fait lâcher, continua Rentarou qui s'inclina à son tour. Je vous présente mes excuses pour cet incident.


    Passant la main dans ses cheveux drus, le professeur de Chimie paraissait très embarrassé. Il fallait dire que ce n'était pas là un cas anodin. Des étudiants qui mentaient et s'accusaient l'un et l'autre pour éviter la sanction, l'enseignant en avait connu mais ici l'affaire concernait deux élèves prenant sur eux tous deux la responsabilité de l'acte. L'adulte se doutait qu'un des deux mentait pour couvrir son camarade mais n'était pas capable de déterminer lequel.
    Finalement il s'accroupit au sol et mouilla son index dans la solution renversée au sol et l'huma. Il ferma les yeux afin d'en reconnaître les différentes propriétés puis les rouvrit en posant son regard sur ses deux élèves face à lui.


    - C'est une préparation prometteuse, constata t-il de sa voix flûtée. Vous devriez vous remettre au travail tous deux et rattraper ce retard.


    Sur ce, il se saisit d'une petite lavette d'une des nombreuses poches de sa blouse et entreprit d'essuyer le sol avec.


    - Mais vous ne nous punissez pas, Masami-sensei ? s'étonna Rentarou.


    Shiromiya n'ajouta pas un mot à cette déclaration mais fit un signe de tête qui la soutint. Leur professeur se releva à ce moment et leur adressa un de ses rares sourires.


    - Je n'aime pas les mensonges et je m'énerve très facilement quand je constate qu'un étudiant me ment sur une évidence, révéla Masami en remontant son monocle sur son nez. Cependant je considère qu'une personne qui assume ses responsabilités, même s'il n'est pas coupable, est un principe que j'apprécie, et je ne pourrais pas sanctionner ce genre de personne.


    Là dessus, il laissa les deux jeunes face à leur paillasse pour aller voir le résultat d'une expérience ratée au fond du laboratoire. Ils se rassirent donc sans échanger une seule parole et commencèrent à reprendre leur travail à son commencement.


    - Vous êtes vraiment bizarres tous les deux, souffla Takaishi impressionné. Vous auriez pu être renvoyés du cours !


    - C'était un accident, rappela Shiromiya d'une voix impérieuse mais basse en fronçant les sourcils. De plus, une personne se doit toujours d'être franche et sincère, qu'importent les risques encourus.


    - Je n'aurais pas dit ça ainsi, intervint Rentarou après avoir jeté un bref regard à son binôme. Mais je pense que la vérité et la justice sont très importantes et je refuse qu'un innocent paie pour mes erreurs à ma place.


    A la suite de cet intermède, le cœur de Rentarou s'était considérablement allégé et avait presque oublié la conversation de tout à l'heure. L'incident l'avait recouvert d'un voile et lui permettait de se concentrer sur le travail à faire.


    A présent, le lycéen géant ressentait un profond sentiment de bien-être et de satisfaction. Lorsque Shiromiya s'était levé pour assurer sa défense, il n'y avait pas cru au début. Cela lui paraissait impensable, irréel, que quelqu'un puisse le protéger. Rentarou avait toujours dû le faire tout seul. Jamais il n'avait reçu d'aide et s'était toujours débrouillé tout seul à assumer ses propres bêtises ainsi que celles commises par d'autres.


    Le jeune homme aux cheveux de jais avait pensé, au cours de ces dix jours qui avaient suivi la rentrée, que son camarade était un solitaire introverti qui craignait les autres comme lui-même et n'osait pas s'en approcher. Sans son désir d'apprendre à vivre au contact des jeunes de son âge, Rentarou serait resté bien à l'écart de tous ces gens en se cloisonnant dans sa chambre durant son temps libre. Non, en fait, s'il n'avait souhaité de vivre en tant que jeune de son âge, le lycéen géant ne se serait jamais inscrit à un lycée et aurait continué à suivre des cours par correspondance.


    Voilà pourquoi Rentarou semblait comprendre Shiromiya mieux que n'importe qui de leur classe. Chaque fois que son regard croisait le sien, il semblait distinguer sa propre solitude dans le reflet des yeux bleus océan de son camarade.


    Ayant eu un aperçu des valeurs qui lui tenaient à cœur, le lycéen géant avait réalisé que celles-ci étaient identiques aux siennes. Tous deux partageaient là un point en commun de plus. Il jeta un très discret coup d'œil à son voisin et s'interrogea sur ses raisons à refuser de devenir ami avec lui. Ce jeune homme possédait tant de ressemblances qu'ils le pourraient. En tous les cas, l'adolescent aurait tant désiré que Shiromiya puisse devenir son premier vrai ami.


    - Tu vas bien, Satsuma-kun ? s'informa subitement Kou. Tu as l'air ailleurs.


    - Je vais bien, assura Rentarou en évitant de croiser le regard du garçon à la coupe militaire.


    - Yamamoto-han allait nous raconter une histoire de leur enfance, rapporta Shiromiya.


    - Ah oui ? C'est bien, répliqua Rentarou d'une voix plus sèche qu'il ne l'aurait voulu.


    Les sourcils levés, l'adolescent aux cheveux ébènes tourna la tête pour dévisager longuement son condisciple intrigué par ce ton si rugueux qu'il ne lui connaissait pas puis revint à sa préparation.


    - C'est une histoire que j'ai entendue quand j'étais en primaire, expliqua Takaishi. Elle me fait penser à vous deux. En fait, c'est au sujet un gamin du quartier. Il se faisait toujours agresser par les d'autres enfants menés par un leader qui les excitait. Il se prenait des coups et des insultes tous les jours jusqu'au moment où un fils de flic a débarqué à l'école.


    - Et les enfants ont choisi d'attaquer le fils de policier, devina Shiromiya.


    - C'est exact, approuva Takaishi en secouant la tête. Le leader a même proposé à son ancien bouc émissaire de devenir ami avec lui et d'attaquer ensemble le fils de flic. Mais vous savez alors ce que ce gamin a choisi ?


    Les yeux fermés, Rentarou avait glissé ses poings sous la paillasse et les comprimait avec rage. Cette histoire, il la connaissait et était pratiquement certain de savoir comment elle se terminait. Le lycéen géant se sentait si impuissant que cela le rendait fou. S'il écoutait ses pulsions, l'adolescent aurait sauté volontiers de l'autre côté, par dessus la mince vitre qui séparait sa table de la leur, pour étrangler ou ruer de coups Kou. Néanmoins, céder à de telles idées était interdit. Il devait absolument contenir toute la colère qui le consumait et rester calme.


    - Eh bien, ce gamin a dit au leader «Je préfère que ce soit à moi que vous donniez des coups plutôt qu'à lui !». Il a même ajouté qu'il avait l'habitude maintenant mais ne pourrait pas supporter de donner des coups à quelqu'un, rapporta Takaishi. Le leader lui a cassé la figure et ensuite il a intégré le fils de flic à la bande pour continuer à attaquer le gamin.


    - C'était un garçon très courageux et droit, reconnut Shiromiya avant d'ajouter froidement. Ou stupide.


    Ne pouvant pas en supporter davantage, Rentarou se leva vivement et rejoignit le professeur Masami qui félicitait alors le succès de l'expérience d'un petit garçon roux


    - Masami-sensei, puis-je aller à l'infirmerie ? demanda t-il en essayant d'avoir une voix faible ce qui lui était particulièrement difficile. J'ai mal à l'estomac depuis ce midi.


    - D'accord, accepta son professeur après avoir examiné si attentivement son élève de la tête aux pieds que Rentarou pensa être analysé aux rayons X de son simple regard.


    En voyant son camarade quitter le laboratoire de cette manière, Shiromiya contempla la porte par laquelle il venait de disparaître avant de se lever lentement à son tour pour trouver lui aussi son professeur.


    - Ne me dis pas que tu es aussi souffrant, grogna Masami en toisant son élève sévèrement.


    - Je pensais juste, Masami-sensei, que ce n'était guère prudent de laisser Satsuma-han partir seul à l'infirmerie. Je crois avoir lu un jour que les maux d'estomac sont terriblement douloureux et dans certains cas, le sujet peut s'évanouir. Ne croyiez-vous pas qu'il serait préférable que je le rejoigne pour m'assurer qu'il aille bien ?


    Les bras croisés contre sa poitrine, le professeur avait parfaitement compris le sens caché derrière cette approche scientifique et rationnelle. Il avait remarqué plus tôt que les traits de Rentarou indiquaient plus la colère que la maladie et avait jugé bien mieux avisé de le laisser sortir apaiser son ire où son étudiant le voudrait plutôt qu'à commettre une bêtise ici qui se transformerait en un accident fâcheux. Ainsi l'enseignant avait compris que le véritable but de Seiichi n'était pas d'accompagner son ami à l'infirmerie mais plutôt de le retrouver et de l'aider à se calmer.


    En tant que professeur, il n'était pas autorisé à permettre à un étudiant de sortir de cours pour une raison si futile, comme le diraient les professeurs Aizawa ou Noda, mais Masami Hiroaki appréciait les relations d'amitié qui se nouaient au sein d'une classe. Ce n'était d'ailleurs pas un hasard si les palliasses de sa salle étaient collées l'une contre l'autre pour faire une table qui réunirait quatre élèves et autorisait ceux-ci à converser entre eux tant qu'ils le faisaient à voix basse. Ce fut pour cette raison que l'adulte autorisa Shiromiya Seiichi à quitter son cours.


    Quand il se retrouva dans le couloir, l'adolescent ne sut pas dans quelle direction pour retrouver son condisciple. Puisque son condisciple était en colère, la probabilité qu'il soit parti au pas de course était très élevée.


    Fronçant les sourcils, le jeune homme s'interrogeait sur les endroits où Satsuma apprécierait de se rendre pour être au calme et réfléchir aux événements récents. Pour Seiichi, il s'agissait des marches situées derrière le bâtiment administratif donnant sur l'étang. Cette partie du campus très peu fréquentée lui permettait de réfléchir dans le calme aux différentes et nombreuses questions que son existence lui posait sans cesse. Cependant le garçon douta y trouver son camarade.


    Tout en réfléchissant aux différentes possibilités dans cette situation, Seiichi parcourut les trois étages du bâtiment des cours. Ses analyses se révélèrent une fois de plus justes. Son voisin de classe ne s'y trouvait plus. Il se rendit ensuite à celui de la vie scolaire. En entrebaillant la porte du réfectoire afin de ne pas être remarqué par les cantinières travaillant dans la salle, il n'aperçut pas sa large silhouette. L'adolescent aux cheveux ébènes visita les salles communes, même si les internes n'avaient pas le droit d'y séjourner en période de cours et se retrouva devant la large double porte en bois de chêne sculpté de la bibliothèque.
    Face à l'entrée du royaume de la connaissance, Seiichi demeura un instant immobile. Il savait déjà que son condisciple ne pouvait pas s'être réfugié à l'intérieur. D'abord, la bibliothécaire demandait à voir les emplois du temps pour vérifier si un étudiant ne séchait pas un cours quand on se présentait en période de cours. De toute manière, ce n'était absolument pas l'endroit indiqué pour calmer les nerfs d'une personne en colère.


    Plongeant les mains dans ses poches, Seiichi se retourna et marcha dans le couloir par où il était venu. Malgré son absence de piste, il ne comptait pas abandonner. L'esprit du jeune homme était peut-être très discipliné et strict mais était aussi tenace et inflexible. Une fois une chose décidée, le garçon la menait à son terme.


    Soudain il eut l'idée d'inspecter l'internat en se souvenant que les jeunes de leur âge appréciaient beaucoup de rester enfermés dans leur chambre à ruminer leurs problèmes comme si le lieu s'avérait être le refuge le plus sûr au monde. Seiichi n'avait jamais compris ce raisonnement. Pour lui, sa chambre demeurait uniquement un espace où il se sentait comme un prisonnier et faisait tout pour y passer le moins de temps possible.


    En arrivant au second étage, celui réservé aux garçons, Seiichi se demanda où se trouvait la chambre de Satsuma. La sienne se situait du côté gauche de l'escalier. Il se souvint que le matin son camarade le rejoignait à la salle de bain commune quand il terminait sa toilette. Sa puissante ouïe entendait le lycéen géant venir de la droite. Cependant cela représentait encore une cinquantaine de chambres encore possibles.


    Haussant les épaules d'un air fataliste, Seiichi se dit ne pas avoir d'autre choix que d'inspecter une à une chacune d'entre elles jusqu'à découvrir la bonne. De toute manière, les étudiants internes n'avaient, théoriquement, aucun droit d'être présents à l'internat de huit à quinze heures. Par conséquent, il ne devrait pas être gêné.


    Ainsi le jeune homme explora les différentes pièces en se cachant derrière chaque porte de la partie droite de l'internat. Il dût les ouvrir toutes avant de se retrouver face à la dernière qui restait. Si celle-ci était vide aussi, cela signifiait qu'une erreur de déduction s'était glissée dans son raisonnement et l'avait mené à gaspiller son temps.


    Lorsque sa main se posa sur la poignée et ouvrit la porte, il aperçut son condisciple allongé sur le lit, les bras soutenant sa tête.


    - Il semble que tu te sois trompé d'étage, ironisa Seiichi en s'approchant. L'infirmerie est en bas au cas où ton cerveau serait suffisamment petit pour avoir déjà oublié les lieux du lycée.


    - Fous-moi la paix, s'il te plait, répliqua Rentarou en se retournant vers le mur. J'ai pas envie de voir du monde !


    En s'avançant dans la pièce en prenant garde de ne pas marcher sur plusieurs tee-shirts sales qui trainaient sur le parquet, le frêle adolescent retira des écouteurs de ses oreilles et les plaça dans la poche de sa veste.


    - J'ai compris que tu étais en colère, dit Seiichi en s'asseyant au bord du lit, mais cela m'a beaucoup étonné si je peux me permettre.


    - Qu'est que tu veux dire ? s'étonna Rentarou.


    - Depuis que je t'observe, j'ai remarqué que tu étais une personne droite qui préfère se sacrifier pour le bien d'autrui, exposa Seiichi. Comme Mardi où tu as remplacé spontanément les responsables de corvée qui étaient déjà partis sans accomplir leur tâche.


    Cette fois, la remarque fit mouche sur Rentarou qui pivota son corps massif vers son interlocuteur et se redressa pour se caler contre la tête du lit.


    - Comment sais-tu ça ?


    - Je l'ai vu par un hasard, éluda Seiichi en se dépêchant de changer de sujet. Ainsi je te pose la question : qui est réellement Fukuda-han pour toi ?


    - C'est juste un élève comme un autre, assura Rentarou en haussant les épaules d'une fausse indifférence.


    - Tu mens, l'accusa Seiichi de sa voix aussi aigue qu'un écolier d'une dizaine d'années. J'ai observé ton visage en cours tout à l'heure et chaque fois où Fukuda-han mentionnait le lieu d'où il est originaire, tu étais contrarié et inquiet puis tu as exprimé de la colère. De la haine, en fait, je dirais.


    - C'est n'importe quoi tout ça, lança Rentarou en laissant échapper un court rire moqueur. Comment tu peux voir tout ça ?


    Un fin sourire narquois se dessina sur le visage très pâle de Seiichi. Sa main s'empara un petit boitier carré minuscule de la poche où il venait de ranger ses écouteurs et le montra à Rentarou.


    - J'écoute de la musique avec mon lecteur MPX depuis que je suis petit. Néanmoins, pour suivre les conversations, je me suis entrainé à lire sur les lèvres des personnes et à déchiffrer leurs expressions faciales.


    Devant une révélation si embarrassante et impressionnante, Rentarou eut un rictus en songeant que son condisciple semblait prendre un grand plaisir à démontrer son savoir. Il se rappelait encore de la leçon faite le jour de la rentrée et de sa réplique tranchante.


    - Dois-je continuer à développer mon analyse ou souhaites-tu gagner du temps ? reprit Seiichi dont les pupilles bleues brillaient en croisant le regard de Rentarou.


    - Je ne connais pas Kou-kun, lâcha Rentarou, exaspéré par ce manège, en se laissant lourdement retomber sur le matelas.


    Sans prendre note de la gaffe qu'il venait de commettre, Rentarou n'aperçut pas le sourire victorieux qu'arborait à présent Seiichi à l'instant où sa bouche laissa échapper le prénom Kou au lieu de son nom de famille comme l'usage l'aurait voulu.


    - Kou-kun ? répéta Seiichi en simulant l'étonnement. Tu appelles les personnes que tu as rencontré à l'instant par leur prénom maintenant ?


    - Merde, jura Rentarou en plaquant d'effroi sa main contre sa bouche.


    - A présent, tu capitules ou tu veux encore combattre ? demanda Seiichi malicieusement. Je suis encore loin de mon potentiel maximum, vois-tu.


    - Tu es effrayant, Shiromiya-kun, estima Rentarou, remuant d'une main ses mèches noires qui lui barraient le front. Très brillant et intelligent mais aussi très effrayant.


    Très hésitant, Rentarou n'éprouvait aucune envie à partager les tristes et sombres récits de son passé. Il cherchait un moyen de satisfaire les exigences et la curiosité de son camarade sans soulever trop le voile noir qui recouvrait sur son ancienne vie.


    - Kou-kun et moi étions en primaire ensemble, dit finalement Rentarou. Mais nous n'étions pas très proches ni amicaux l'un envers l'autre.


    Baissant le regard, il essaya de trouver maintenant une solution pour justifier la rancune et la colère nourries à l'égard de Kou. Seiichi repéra très vite son manège et l'interrompit :


    - Tu es cet enfant dont parlait Yamamoto-han ?


    En se souvenant de l'histoire que leur condisciple avec sa casquette avait raconté avec aisance et passion, il réalisa que ce n'était pas dur pour Seiichi d'aboutir à cette conclusion. Après tout, Rentarou n'avait-il pas quitté le laboratoire suite à ce récit ?
    Incapable de dire un mot, il confirma d'un court signe de tête en évitant de croiser le regard de son condisciple.


    - Tu es une personne exceptionnelle, Satsuma-han, déclara Seiichi en ayant laissé un grand silence d'une bonne dizaine de minutes s'écouler.


    - Tu te trompes, réfuta Rentarou. Il n'y a vraiment rien qui sorte de l'ordinaire en moi !


    - Qu'un petit enfant refuse de frapper un autre, même sous la menace, c'est normal. Il existe un âge où les enfants croient en des idéaux purs, détailla Seiichi, mais les enfants finissent fatalement par grandir et comprennent que ceux-ci ne sont pas adaptés à la vie en société. Ainsi ils les rejettent, se contentant de les apprécier au cinéma, dans les mangas ou la littérature.


    S'interrompant dans sa tirade, Seiichi inspira doucement pour reprendre son souffle.


    - Mais dans la vraie vie, les individus sont égoïstes et indifférents du sort de leurs semblables, ils peuvent même abandonner un proche ami parfois en danger.


    Rentarou demeura silencieux en écoutant cet exposé. L'adolescent n'était pas certain de partager cette vision du monde. Dans sa petite enfance, il avait appris tant de choses allant à l'encontre de ce raisonnement et savait depuis longtemps que le monde était dangereux et ténébreux. Néanmoins, le jeune homme aux cheveux de jais avait espéré rencontrer encore des personnes vivant aussi purement que sa mère. Dans sa petite enfance, cette merveilleuse femme lui avait appris tant de manières pour vivre en paix avec ses semblables. Cela le blessait douloureusement à chaque fois qu'une illusion se brisait.


    - Toi qui ne sais que penser aux autres avant toi, Satsuma-han, je trouve que tu es vraiment un type cool, s'exclama Seiichi avec un large sourire dessiné sur son visage.


    Rentarou fut très surpris. Jamais, il n'avait vu encore Seiichi manifester une once d'émotion. Son visage restait continuellement ferme, comme s'il avait porté un masque de kabuki en permanence. Néanmoins, il se rendit vite compte de son geste et se retourna vivement en prenant soin d'effacer très rapidement ce sourire pour retrouver son expression impénétrable coutumière.


    - Type cool n'est pas une expression très correcte à employer, fit Seiichi. Essaie de garder pour toi que je l'ai prononcée devant toi, s'il te plait.


    Fronçant les sourcils, Rentarou se demanda pourquoi son camarade ressentait une telle gêne à la perspective d'être agréable et ouvert aux autres. Mais comme il se doutait que son compagnon ne lui répondrait pas, le lycéen géant choisit de revenir au sujet initial.


    - Si je suis si cool, pourquoi personne ne vient à moi ?


    - Parce les humains craignent ce qui est différent d'eux et sont rassurés tant que personne ne s'éloigne pas de la norme en vigueur, répondit Seiichi C'est pour cette raison que je pense que tu ne cesseras pas de souffrir avec ton système de valeurs tant que tu n'y auras pas renoncé ou tant que tu essaieras d'être ami avec eux.


    En écoutant le discours pessimiste de son interlocuteur, les poings de Rentarou se contractèrent et s'enfoncèrent dans son matelas. Son regard derrière ses lunettes noires s'était durci. Il n'avait pas l'attention de renoncer à ses principes moraux ni aux buts qu'il s'était fixés.


    - Shiromiya-kun, tu vois la photo là ?


    De son index droit, il indiqua un cadre posé sur la table de chevet dans lequel était logé la photographie d'une magnifique femme aux cheveux ébènes, aux yeux verts émeraude riant de bonheur.


    - C'est kaasan, ma kaasan, révéla Rentarou d'un ton grave. Elle m'a appris comment vivre en accord avec les autres et moi-même et je refuse de renier son enseignement.


    Constatant que sa répartie ne semblait pas avoir d'effet sur son auditeur, il entreprit de continuer à expliquer son choix de vie.


    - Mais je veux aussi m'intégrer avec les autres et devenir leur ami. Même si, comme tu me l'as dit, ils se méfient de moi, je veux continuer à faire de mon mieux jour après jour jusqu'au moment où je réussirai à me faire accepter par eux.


    - Quitte à en souffrir chaque jour ? s'enquisit Seiichi en scrutant la moindre expression du visage de son interlocuteur.


    - Je ne renoncerai à rien qu'importe le prix à payer, affirma Rentarou.


    Observant soigneusement les marqueurs émotionnels de son visage, Seiichi y lisait qu'une forte détermination ainsi qu'une évidente sincérité. Néanmoins cet aspect de la psychologie n'était pas une science exacte et certains individus étaient capables de simuler ces marques d'expression corporelle. Comme lui. Mais l'adolescent aux cheveux ébènes savait que Rentarou ne mentait pas. Son condisciple possédait trop de droiture pour mettre ses paroles en doute.


    - Je vais te laisser, décida Seiichi en se levant. Je n'ai plus rien à ajouter.


    Sans laisser le temps à son camarade de placer un mot pour le retenir, l'adolescent s'inclina respectueusement, la tête proche du sol, vers lui en guise de salutation et sortit de la pièce.
    Restant tout seul dans sa chambre, Rentarou se laissa retomber sur son lit lourdement. Il trouvait sa vie tellement compliquée. En rentrant au lycée, le jeune homme avait imaginé quelque chose de beaucoup plus simple et songeait maintenant avoir aspiré à une utopie totale.


    En tous les cas, il se retrouvait à présent avec de nombreux problèmes à gérer sur les bras. D'abord essayer de créer une relation avec Shiromiya. Même si un contact plus ou moins évident semblait être démarré, le jeune colosse n'était pas certain que cela durerait.


    Ensuite il voulait établir des liens avec ses camarades de classe mais personne ne venait encore à lui aux intercours ou aux heures de repas.


    L'adolescent essayait d'intégrer le club de tennis pour justement avoir des amis mais avant cela, il avait besoin de s'entrainer et se demandait combien de temps cet entrainement lui prendrait.


    Et pour couronner le tout, Rentarou revoyait à un cours commun son ennemi d'enfance qui l'avait terrorisé et humilié des années. Pendant trois ans, ils allaient devoir se côtoyer quatre heures par semaine. Le lygéant géant n'arrivait pas à imaginer comment il réussirait à assister à ces cours avec calme et sérénité sans se jeter à un moment donné sur ce garçon et lui infliger la correction que celui-ci aurait dû recevoir depuis longtemps.


    Poussant un énorme soupir de découragement, Rentarou s'interrogea en cet instant si ces légendes évoquant des divinités qui maudissaient les gens à leur naissance pouvaient avoir un fond de réalité. Au fond de son cœur, il se sentait comme maudit, accablé par un destin si puissant et tragique contre lequel le malheureux garçon ne disposait d'aucune force pour lutter.

      

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