• Chapitre 12


    Rentarou ne s'était jamais imaginé que les conséquences de ses actes pouvaient aller aussi loin. Certes, il avait remarqué et compris que ses condisciples désapprouvaient le fait de quitter la classe. Le jeune homme aux cheveux de jais s'attendait donc à de vives critiques de leur part.


    Mais cela ne se passa pas du tout comme il l'aurait pensé.


    Depuis le lendemain de son match avec Tyro, la majorité des élèves de sa classe le traitaient amicalement et avec beaucoup de respect. Il ne comprit pas la logique de leurs réactions mais établit quelques théories à ce sujet. Parmi elles, celle qui le convainquit le plus fut ce postulat : les adolescents appréciaient les personnes énergiques et prêtes à défier l'autorité. Soit des gens comme Shintarou ou Tyro, en somme.


    Rentarou changea donc son attitude. Tout en conservant ce côté sérieux, travailleur et très appliqué dans ses études, il essaya de se mettre à l'écoute des autres et à accepter de se joindre à un groupe. L'adolescent se força à fréquenter régulièrement les karaokés, les fast-food et les game centers après les cours et les activités du club de tennis.


    Parfois, souvent en fait, Rentarou ne sentait pas trop à l'aise mais craignait de froisser ses nouveaux amis en refusant de se rendre quelque part avec eux ou de partager leurs activités. Ainsi il ravalait ses pensées et acceptait docilement de suivre ses camarades.


    Également, Rentarou n'osait pas encore s'avancer vers des inconnus pour discuter avec eux. Cela ne le dérangeait pas. Ses relations actuelles lui suffisaient. Après tout, il possédait déjà un cercle d'amis suffisamment développé avec tous ceux de sa classe.


    La seule chose qui le gêna le plus dans cette histoire fut la dégradation de ses rapports avec Shiromiya. Jusqu'à présent, il ne cessait de le saluer chaque jour et d'entamer vainement une conversation avec lui. Récemment, celui-ci avait fini par répondre à ses salutations. Mais cela restait désormais dans le passé.


    Depuis ses fréquentations avec d'autres jeunes de leur âge, le frêle adolescent aux cheveux ébènes ne lui disait plus un mot. En cours de Chimie où ils travaillaient en binôme, il gardait continuellement les lèvres closes et le laissait manipuler. En y réfléchissant, cette pratique pouvait avoir du bon. Son condisciple était capable des pires maladresses en cette matière obligeant souvent Rentarou à reprendre toute l'expérience à zéro.


    Néanmoins, le lycéen géant éprouvait de la tristesse de ce brusque refus de communiquer avec lui. En aucun cas, il était possible de dire que Shiromiya et lui avaient été proches. Ce serait un mensonge. Pourtant quelque chose se passait entre eux. Il le sentait. Une étrange attirance le poussait vers ce mystérieux garçon. Tous deux avaient discuté plusieurs fois ensemble. Il lui avait confié quelques bribes de son passé tourmenté, chose que l'adolescent n'aurait jamais imaginé faire. Ils se rendaient également des services auparavant.


    Alors pourquoi ?


    Pourquoi Shiromiya devait-il aussi distant avec lui ?


    Pourquoi semblait-il revenir en arrière ?


    Pourquoi ?


    Rentarou détestait tellement les questions sans réponses.

     

    ***



    Comme chaque jour à l'heure du repas de midi, Rentarou, mené par Shintarou, retrouvait la petite bande habituelle constituée maintenant de Tyro, Kou et Takaishi. Ils se réunissaient tous les cinq aux lieux les plus isolés du campus, souvent sur l'herbe. Le petit rouquin le regrettait amèrement car il aurait préféré un des escaliers de secours ou les toits.


    - Ifafakimasu ! cria Tyro en ayant fourré une grosse bouchée de viande et de riz dans sa bouche ce qui arrosa au passage ses camarades.


    - Tyro, on t'a déjà dit de ne pas parler en mangeant, grommela Kou en essuyant un postillon reçu sur son épaule droite. C'est dégoutant !


    - Tyro se moque des conventions sociales, soupira Takaishi. A mon avis, c'est déjà beau qu'il sache utiliser des baguettes.


    - Foutez-moi la paix tous les deux, rugit Tyro en posant ses baguettes sur son bento.


    - Et puis, Shintarou a le droit aussi a ce genre de remarques, intervint Rentarou.


    Ayant repoussé le sandwich au jambon qu'il mangeait, le lycéen géant montra du pouce le rouquin à côté de lui qui dévorait un plat de riz chapardé au réfectoire avec ses mains. Même si le groupe contemplait tous les jours cet étrange spectacle que leur offrait Shintarou à prendre la nourriture dans la paume de ses mains pour la porter à sa bouche et l'avaler rapidement, aucun ne s'y habituait.


    - Tu marques un point, approuva Kou. Il est plus dégoûtant encore que Tyro.


    - Je viens d'Hokkaido, rappela Shintarou, en relevant la tête, du riz collé autour de sa bouche.


    - J'ai toujours pensé que c'était au Japon moi, fit Tyro en prenant un peu de viande avec ses baguettes pour le mener vers sa bouche.


    - J'ai lu des bouquins sur cette région et il n'est fait aucune mention nulle part que les habitants mangent de cette manière, les informa Kou.


    - Eh bien, c'est ma manière à moi, claironna Shintarou d'une mine boudeuse.


    Mordant à nouveau dans son sandwich, Rentarou écouta vaguement les grognements du petit rouquin et observa ses camarades. Cette ambiance chaleureuse et amicale recherchée depuis si longtemps, il la savoura avec délectation et apprécia pleinement chaque seconde qui s'écoulait.


    - Dites les gars, on sèche le club pour aller jouer au game center ? demanda Tyro quand il eut terminé d'avaler le contenu de son bento.


    - Je suis partant, s'exclama immédiatement Shintarou en levant sa main bien haut.
    Kou et Takaishi acquiescèrent eux aussi mais Rentarou ne l'entendit pas de cette oreille. Ce n'était pas une journée à trainer en ville avec ses copains.


    - Sakumai-kun, aimes-tu les ennuis ? fit Rentarou en se tournant vers Tyro.


    - Pourquoi ça ? J'ai rien fait cette fois, protesta Tyro un peu agacé.


    - Ne te souviens-tu donc pas que c'est aujourd'hui que nous avons une retenue ? Si on n'y va pas, Onita sera furieux, rappela Rentarou d'un ton plus sévère qu'à l'accoutumée.


    - C'est déjà aujourd'hui ? s'exclama Tyro avec ennui. J'avais prévu autre chose moi.


    - Tu avais bien assez de temps pour le faire, répliqua Rentarou toujours aussi strict.


    - Tous les profs me punissent chaque jour, rappela Tyro en se laissant tomber dans l'herbe. C'est dur de ne pas sortir comme je veux alors.


    - Si tu fais des bêtises, c'est normal d'être puni, trancha Rentarou.


    - Ca fait bizarre d'entendre un criminel dire de telles paroles, proclama une voix teintée de reproches provenant dans le dos de Rentarou.


    - Matsuda, on n'a pas besoin de toi, cingla Tyro en se retournant pour ne pas voir son ennemie.
    S'étant approchée de la petite bande de garçons, Yoko se tenait entre Rentarou et Shintarou, les bras croisés contre sa poitrine.


    - Criminel est un mot horrible, Yoko-chan, dit faiblement Rentarou en baissant la tête.


    - Statistiquement, les lycéens qui ne commettent que des fautes et enfreignent sans arrêt les règlements sont appelés à le devenir, renchérit-elle en se tournant vers lui. Nous sommes ici pour préparer notre avenir et non le détruire !


    - Tu as raison, concéda Rentarou en levant la tête vers elle, mais tu te trompes sur un point. Car je pense au contraire de toi que ceux qui enfreignent les règles sont très responsables et on peut compter sur eux.


    - C'est une blague ? s'écria Yoko.


    Lees bras tombèrent le long de son corps tant elle fut surprise.


    - Un élève qui enfreint les règles ne fait rien de bien !


    - C'est une question de point de vue, reprit Rentarou en remontant ses lunettes. Cependant je pense fermement ce que je dis. Il faut beaucoup de courage pour oser sortir sans permission et on a toujours une raison de le faire.


    - Ah oui ? Et quelle raison ? répliqua t-elle agressivement.


    - Ce qui se passe au club de tennis, lâcha Rentarou avec fermeté.


    - J'ai déjà dit que ce qui arrive dans les clubs doit être résolu avec votre buchou !


    Écrasant ses poings contre l'herbe fraiche, Rentarou ravala sa colère et se leva pour se confronter à son interlocutrice face à face.


    - Tu es vice-présidente du conseil des étudiants et tu gères pas mal de dossiers veillant au bien-être des élèves, rappela Rentarou.


    - Mais je ne s'ingère pas dans les clubs, assena t-elle aussi fermement que son interlocuteur.


    - Tu mens, révéla Rentarou en ne cessant de la fixer dans les yeux. Au cours de la semaine, j'ai interrogé pas mal d'étudiants et abouti à une conclusion.


    Accueillant cette nouvelle avec la même surprise que Yoko, les garçons observèrent en silence leur compagnon. Tyro se retourna lui aussi et se redressa. Rentarou ne leur avait jamais parlé d'une telle enquête.


    - Tu as accordé du soutien à certains clubs. Cependant aucun club sportif m'a été contacté pour en bénéficier. C'est pourquoi je conclus que tu ne veux pas les aider mais je juge cette pratique injuste et discriminatoire.


    Évitant de croiser son regard, surtout qu'elle ne le percevait pas au travers de ces lunettes sombres, Yoko garda une attitude digne et fière.


    - Tu as fait des recherches pour aider le club, Rentarou ? fit Shintarou très étonné. Pourquoi ?


    - En rentrant au club de tennis, je n'avais pas beaucoup d'amis mais pas mal de monde m'a accepté alors c'est juste naturel que je veuille que tout aille bien là-bas et pour mes amis.


    Pensive, Yoko écouta et ne laissa rien filtrer de ses sentiments. Personne ne le nota mais elle conserva toujours ses mains derrière sa longue jupe d'uniforme, les poings serrés.


    - Je n'ai pas de justification à donner à un étudiant, tempêta t-elle d'une voix très froide.


    Baissant légèrement la tête, Rentarou n'aima pas comment sa relation évoluait actuellement. Il appréciait son esprit combattif et souhaitait passer encore des moments avec cette formidable jeune fille.


    - Yoko-chan … , murmura Rentarou.


    - Ne m'appelles pas ainsi, s'écria Yoko furieuse.


    Embarrassé, il désira ardemment transmettre les pensées qui s'agitaient en lui et surtout lui dire que malgré les différents qui pourraient les opposer maintenant et dans l'avenir, Rentarou ne voulait pas changer la nature de sa relation avec elle. Quels mots permettaient-ils de formuler cette idée ? Comme il fallait bien en prononcer au risque peut-être de perdre définitivement son amitié, l'adolescent se jeta à l'eau avec courage, parlant d'une voix calme et timide.


    - Tu sais, Yoko-chan, même s'il y a des désaccords en ce moment entre nous deux, je ne remets pas en cause notre relation. Je t'aime toujours beaucoup.


    A la suite de cette innoncente déclaration de la part du jeune homes aux cheveux de jais, les joues de Yoko rougirent tellement que celle-ci se retourna immédiatement pour cacher son trouble. Elle marmonna rapidement à l'attention de Rentarou et Tyro de retrouver Onita après la fin des cours de l'après-midi et fila à toute vitesse.


    Inquiet par son comportement, Rentarou se gratta le menton et chercha à en comprendre la cause. Derrière lui, la petite bande s'était mise à se tordre de rire après qu'un bref instant de stupeur fut passé.


    - Qu'est que vous avez tous ?


    - Tu viens juste de faire une déclaration d'amour à une fille, révéla Kou quand il réussit à se remettre de son fou rire.


    - Déclaration d'amour ?


    Rentarou se demanda si ses amis se payaient de sa tête ou s'ils étaient réellement sérieux.


    - Tu aimes Matsuda-san, Rentarou-kun ? reprit Takaishi.


    - On est amis, c'est tout, dit Rentarou très gêné.


    Découragé, il baissa la tête mais aperçut Tyro et Shintarou riant encore de bon cœur sur l'herbe. Le garçon la redressa aussitôt


    - Tu es vraiment très maladroit alors, constata Kou en réprimant difficilement une nouvelle envie de rire, car ton « Je t'aime toujours beaucoup » sonne comme si tu aimais d'amour Matsuda-san.


    - D'amour ? Tu veux dire … comme les parents avant de faire un enfant ? fit Rentarou qui se sentit de plus en plus mal à l'aise.


    Comme s'il portait un poids de cent kilos sur ses épaules, le jeune homme aux cheveux de jais s'écroula à genoux sur le sol.


    - C'est pas possible, lâcha t-il désespéré. Je ne voulais pas dire ça !

     

     

    ***

     

    Assis sur le petit escalier derrière le bâtiment administratif, Seiichi contemplait en silence le bassin d'eau en s'efforçant de ne penser à rien du tout. Il était venu ici aussitôt les cours de la matinée achevés comme pratiquement chaque jour. Soudain Yoko vint le rejoindre et s'installa à côté de lui, sur une marche inférieure à la sienne.


    - Tu viens encore à l'endroit des perdus ?


    - Laisse-moi, Seiichi-kun, bougonna Yoko en enfouissant son visage dans ses mains.


    Le dos bien calé contre le mur, Seiichi scruta la silhouette et l'attitude de l'adolescente. Le soir même de son arrivée au lycée, il s'était rendu ici et celle-ci lui avait expliqué le sens de l'expression « l'endroit des perdus ». D'après la rumeur circulant au sein de l'établissement, le précédent proviseur, celui qui avait fait construire le lycée de Ryoko Gakuen, avait constaté au cours de sa longue carrière que les jeunes appréciaient de s'isoler quand ils souffraient. Ils se réfugiaient donc le plus souvent à l'arrière de leur établissement où personne ne passait. Ainsi il avait choisi, pour égayer l'existence de ses étudiants, de creuser ce bassin d'eau et de planter tous ces arbres afin de rendre leur lieu de réflexion bien plus agréable.


    - Cela vient encore de lui, n'est ce pas ? fit Seiichi.


    - Qui ça lui ? demanda Yoko en feignant la surprise.


    - Le garçon d'un mètre quatre-vingt aux lunettes noires que toi et moi ne comprenons pas.


    - Je me fiche bien de Satsuma !


    - Menteuse, lâcha Seiichi en jouant avec sa mèche qui lui caressait la joue gauche.


    Touchée par les paroles de son ami, la jeune fille réalisa que c'était la seconde fois de la journée qu'on la traitait de menteuse et en moins de quinze minutes.


    - Pourquoi les gens ne comprennent pas que le sport n'apporte rien ? s'exclama t-elle. A quoi ça leur sert d'user toute leur énergie à frapper des balles des heures ? Aucun ne deviendra jamais pro !


    - Tu penses sérieusement ce raisonnement ?


    - Je l'ai toujours pensé et je le penserais toujours, répondit elle fermement. Le sport est inutile !


    - Vois tu, Yoko-han, nous autres humains, sommes différents des uns des autres, reprit Seiichi en la fixant durement de ses yeux bleus océan, et personne ne réagit comme toi. Pour toi, le règlement est important, non ? Mais pour un autre, ce sera le sport, ou jouer … Autant qu'il existe de personnes dans ce monde, il existe autant de manières de penser et de vivre.


    - Je le sais, ça, se défendit Yoko énergiquement. Je ne suis plus une gamine !


    - Alors laisse les tous rêver et cesse de te moquer d'eux. Les rêves que nous portons en nous sont les choses les plus précieuses qui soient et doivent être entretenus avec le plus grand soin aussi longtemps que possible.


    Évitant de regarder sa compagne, Seiichi pivota sa tête pour contempler l'étang, le regard empli de tristesse et de mélancolie, au fond insondable.


    - Seiichi-kun … , murmura Yoko en abandonnant toute agressivité. Ca ne va pas ?


    - Ca va, assura Seiichi en conservant une voix calme pour cacher ses véritables sentiments.


    - Tu me traites de menteuse et tu mens aussi, l'accusa Yoko en repassant en mode colérique.


    - Je suis jaloux.


    - Jaloux ? répéta Yoko interloquée. Mais de qui ? Ou de quoi ?


    Seiichi ne se confessa pas davantage. Dans son esprit, il se remémora une énième fois la scène de la semaine dernière où Rentarou se levait et quittait la classe. Ce n'était pas la première fois qu'il jalousait son condisciple. L'adolescent aux cheveux ébènes appréciait toutes ses beles et honorables qualités. Son esprit de rectitude. Son souci de ne blesser personne. Son incroyale persévérance. Toutes ces qualités lui donnait une intense admiration pour le lycéen géant. Si un souhait lui était accordé, un seul, Seiichi aurait demandé à renaitre en une personne comme lui. Mais personne ne renaissait jamais. On vivait sa vie jusqu'à son terme et on disparaissait ensuite dans le néant. Voilà tout ce qui l'attendait.


    - Je vais à la bibliothèque, décida t-il en se relevant. J'avais oublié que j'ai un devoir d'Histoire à terminer.


    - Un Vendredi ? Tu as le week-end pour ça, non ?


    - Ne dis-tu pas qu'il ne faut jamais remettre à demain le travail qui peut être fait aujourd'hui ?

     

    ***



    Après le dernier cours de l'après-midi, l'un des seuls que les deux punis suivaient ensemble, Rentarou et Tyro quittèrent ensemble le laboratoire et se rendirent au bâtiment administratif attendre devant la porte du surveillant général.


    En fait, celui-ci les attendait de pied ferme, assis derrière son bureau, la porte ouverte à son maximum, et s'affairait à écrire et à classer. Dès qu'il les vit, Onita se releva vivement et alla à leur rencontre avant que les deux jeunes n'eurent atteint le seuil.


    Sans prendre de gant, il leur parla de manière rude et leur expliqua sommairement le menu de leur retenue. Rentarou reçut l'ordre de repasser le linge des étudiants internes, une tâche normalement attribuée à l'usage du propriétaire légitime du vêtement, et Tyro de nettoyer la vaisselle.


    Au départ, la perspective d'accomplir des tâches ménagères n'ennuya pas du tout Rentarou. Il avouait en toute honnêteté être nul en ce domaine mais jugea la sanction adéquate. Puisqu'ils troublaient l'ordre établi au sein du lycée, cela lui parut tout à fait normal de réaliser une tâche pour la collectivité à laquelle ils appartenaient.


    Mais le lycéen géant connaissait vraiment mal l'esprit pervers et sadique du genre humain. Depuis qu'il avait pris la décision de ce châtiment, Onita avait interdit aux dames de service de laver la vaisselle utilisée au cours de la semaine les obligeant à puiser dans les pièces de réserve. En conséquence, plusieurs centaines d'assiettes, de verres, couverts et plateaux étaient empilés sur les plans de travail de l'une des cuisine. Cet amoncellement sans fin ce qui découragea d'avance Tyro.


    Dans la pièce proche de celle de son camarade d'infortune, Rentarou demeura un court instant planté sur le seuil de la porte lorsque son regard se porta sur une dizaine de paniers en osier desquels débordant de linge. Il eut du mal à s'en détacher mais Onita le poussa en avant d'une tape dans le dos.


    Comme aucun des condamnés n'eut évidemment pas le choix, ils se résignèrent bien vite et commencèrent la tâche. Tous deux se répétèrent à eux-mêmes le plus souvent possible que plus vite la corvée achevée, ils seraient enfin libres. Pas un n'osa s'avouer la suite véritable de crainte de se démotiver. En vérité, chacun se douta bien que la seule liberté gagnée à la fin de leur retenue serait sans nul doute de s'écrouler quelque part et de dormir jusqu'au matin.


    En plus de ce pénible et long labeur, Onita ne cessait d'aller et venir entre les deux salles. Il inspectait en détail chaque chemise ou pantalon et chaque assiette ou verre puis le remettait dans un tas pour les refaire. Le surveillant général agrémentait, selon ses propres termes, leur retenue en leur prodiguant de nombreux commentaires sur l'utilité du travail. D'après lui, un ouvrage ne s'appréciait pas tant qu'il ne pouvait pas jugé parfait, sans le moindre défaut à critiquer.


    Au fil des heures qui passaient, les muscles de ses bras faisaient grandement souffrir Tyro à frotter sans cesse sur les assiettes et le reste de l'argenterie. Ses mains s'étaient toutes ratatinées à force d'être toujours en contact avec l'eau. Quand à Rentarou, il n'était pas mieux loti. N'ayant aucune expérience en repassage, le garçon se brûlait sans arrêt le bout des doigts et cela le gênait beaucoup dans son ouvrage pour prendre un objet et sentir la matière. Comme il ne pouvait pas se servir de ses doigts, le jeune homme aux cheveux de jais touchait les tissus avec le dos de sa main pour aplatir correctement les vêtements. Également les jambes des deux lycéens étaient quasiment ankylosées à force de rester toujours debout à une même place.


    Lorsque leur supplice s'acheva finalement, les adolescents sortirent par une porte donnant sur l'arrière du bâtiment réservé à la vie scolaire. La nuit devait être tombée depuis au moins une heure. Ils étaient si fourbus qu'ils se reposèrent là, sans se poser beaucoup de questions. Par reposer, il fallait entendre que Tyro s'était carrément écroulé au sol, la tête enfouie dans l'herbe. Seules les multiples piques de sa haute tignasse dépassaient. Au début, Rentarou s'était appuyé uniquement contre le mur mais la fatigue qui l'étourdissait eut raison de sa résistance et le fit tomber lentement vers le sol, le dos toujours calé le long de la paroi.


    - Vous n'avez guère d'endurance.


    Suite à une remarque particulièrement désagréable, spécialement après la série d'efforts faits plus tôt, le premier réflexe de Rentarou fut d'ouvrir la bouche et de s'apprêter à proférer une réplique colérique mais referma la bouche au moment de parler. Son cerveau sembla s'activer à ce moment et lui souffler qu'il s'agissait peut-être d'un professeur ou de tout autre membre du personnel. Cela l'incita à la prudence. Ainsi il se contenta de lever la tête et découvrit Shiromiya en face de lui.


    - Va demander du boulot à Onita, bougonna Rentarou d'un ton très peu aimable. On verra si tu es toujours énergique après cinq heures passées en sa compagnie.


    - Je plaisantais, révéla t-il en lui accordant pour une fois un rare sourire. Je connais les méthodes d'Onita pour punir un étudiant fautif.


    Rentarou ne comprit pas. Shiromiya se comportait toujours comme un élève modèle, ne recevait jamais de retenue d'un professeur suite à un devoir non rendu et ne créait pas de chahut. Comment connaissait-il les techniques d'Onita ?


    - Il me punit parfois quand il me croise dans le couloir car il n'aime pas mon regard, répondit Shiromiya en percevant son incompréhension. Il m'oblige alors à frotter le réfectoire tout seul.


    Les sourcils de Rentarou se froncèrent traduisant sa colère et sa révolte. Il acceptait les durs traitements suite à une faute mais jamais sans la moindre justification.


    - Ce n'est pas juste, s'insurgea t-il d'une voix beaucoup plus forte.


    - Comme si nous vivions dans un monde juste, murmura Shiromiya dont le visage retrouva son masque dépouvu d'émotion.


    Alors que Rentarou s'efforça de contenir son indignation vis à vis du comportement du surveillant général, le regard de l'adolescent aux cheveux ébènes balaya la pelouse et s'arrêta sur les pointes de cheveux châtains clairs qui en dépassaient.


    - Tu comptes dormir ici, Sakumai-han ? ironisa t-il.


    Malgré les yeux qui se fermaient à moitié, Tyro releva la tête et se retourna pour se mettre sur le dos afin d'apercevoir la silhouette et le visage de Shiromiya.


    - Je vais rentrer bientôt, répliqua l'interpelé d'une voix très fatiguée. Je me repose juste un peu.


    - J'espère que tu maitrises le saut en hauteur ou l'escalade dans ce cas.


    A côtoyer quotidiennement son condisciple depuis un mois et demi, Rentarou repérait maintenant ces moments où celui-ci cernait une proie et l'asticotait tout le temps qu'il en retirait de l'amusement.


    - Où veux-tu en venir, Shiromiya-kun ? l'interrompit Rentarou en prenant une voix un peu sèche afin de le dissuader de continuer son petit jeu.


    Sans quitter totalement des yeux le corps étendu sur le sol, Shiromiya accorda un bref regard à son voisin de classe. Rentarou eut même l'impression qu'il lui sourit, très infininement bien sur. L'adolescent aux cheveux ébènes plongea ensuite sa main dans une poche de son pantalon et laissa tomber un petit trousseau deux ou trois clés dans la paume droite de Tyro.


    - Si tu attends une demie-heure, tu pourras partir sans danger, annonça t-il.


    Surpris, Tyro serra les clés dans le creux de sa main et se redressa, plaçant ses jambes sous son corps, et fixa avec attention Shiromiya.


    - Qu'est que c'est ?


    - Il s'agit de clés. Cela permet d'ouvrir une porte, répondit Shiromiya malicieusement. Je pensais que tu le saurais.


    - Et elles ouvrent quelle porte ? insista Tyro qui réussit à ne pas se mettre en colère pour une fois.


    - Les grilles du portail, devina brusquement Rentarou. Mais où tu les as eu ? Et pourquoi tu les donnes à Tyro ?


    Shiromiya ne répondit rien. Son regard bleuté se contenta de fixer l'étendue verte sous ses pieds sous les yeux soucieux des deux adolescents intrigués. Finalement, il ouvrit à nouveau la bouche.


    - J'aime bien les garçons comme vous. Même si je pense qu'il est préférable de réfléchir davantage avant d'entreprendre une action.


    Si Rentarou sourit à cette déclaration qui lui fit grandement plaisir, Tyro ne l'accueillit pas si bien. Il regarda successivement les deux garçons à ses côtés, se grattant derrière la nuque nerveusement.


    - C'est bien une déclaration d'amitié, hein ? fit Tyro un peu hésitant en pointant du doigt Rentarou. Comme celui là tout à l'heure avec Matsuda ?


    Alors que le regard interrogateur et interloqué de Shiromiya se posa sur son visage, Rentarou sentit ses joues s'empourprèrent fortement à l'évocation de ce souvenir humiliant. Il se releva vivement pour protester et nier avec vigueur.


    - Ce n'était pas une déclaration ! Je voulais juste dire à Yoko-chan que je l'apprécie mais comme une amie ! Il n'y a rien de plus !


    L'adolescent aux cheveux ébènes n'effectua aucun commentaire, même s'il savoura intérieurement l'anecdote, et Tyro rit tellement de la réaction de son ami qu'il en eut des barres dans le ventre.


    - C'est pas le sujet, répliqua Rentarou d'un ton ferme et bourru. Si on revenait à cette idée d'aider Tyro à quitter le lycée ?


    - Ah oui ! Je dois me dépêcher rentrer en plus, réalisa Tyro en poussant un léger cri. J'ai au moins deux heures de retard sur le diner ! Ma mère va me tuer !


    - Mais si tu n'attends pas encore vingt minutes, ce sera Onita, révéla Shiromiya en refermant une montre à gousset attachée à la poche droite de sa chemise.


    - Onita n'a plus rien à me dire, répliqua Tyro en se mettant debout à son tour. Je suis clean, enfin jusqu'à Lundi au moins.


    - Onita inspecte les extérieurs du campus dès la fermeture des grilles, reprit Shiromiya. S'il te prend dehors, surtout à déverrouiller le portail pour sortir, tu seras sévèrement puni.


    - Je déteste ce type, soupira Tyro dont les bras tombèrent le long de son corps.


    - Mais je parie que Shiromiya-kun a trouvé la faille, intervint Rentarou en se rapprochant d'eux.


    - Il prend son repas au réfectoire à vingt et une heures précises et cela dure entre trente à quarante minutes, continua t-il après avoir échangé un petit hochement de tête à l'intention de Rentarou.


    - Génial, Shiromiya ! s'exclama Tyro enchanté. Je te revaudrais le service !


    - Ce n'est pas la peine, assura t-il en évitant de regarder ses camarades, le visage devenu le plus inexpressif que possible.


    - Eh bien, tous les deux, allez-vous cacher près du portail, décida Rentarou en rompant le court silence qui venait de s'installer. Moi, je vais me poster dans la cour et je vous téléphone dès qu'Onita entre prendre son repas.


    Les adolescents opinèrent d'un signe de tête et le trio se sépara rapidement. Laissant ses deux camarades partir vers l'entrée, Rentarou courut avec hâte. Il passa par l'arrière dans le commencement de la petite forêt et déboucha en face du gymnase. Le jeune homme aux cheveux de jais se dissimula derrière le mur du bâtiment puis remonta doucement jusqu'à l'angle et regarda avec prudence si la voie était libre avant de progresser vers la cour. Après s'être s'immobilisé à l'arrête du bâtiment administratif, sa vigilance s'accrut.


    N'apercevant strictement personne, Rentarou en profita et courut se cacher entre deux distributeurs et attendit. Il consulta ensuite sa montre : encore une bonne dizaine de minutes.
    Au cours de cette attente, le lycéen géant songea combien cette dangereuse expédition était excitante et amusante. Même si Onita l'effrayait particulièrement, encore plus que la semaine précédente après la retenue passée avec lui, il se sentit plutôt détendu et en confiance.

     

    L'adolescent ne sut pas expliquer l'origine de ces étranges sentiments mais cela lui plut beaucoup et espéra secrètement les vivre encore.

     

     

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