• Chapitre 14


    Une dizaine de jours s'écoula à la suite du week-end durant lequel avait eu lieu le troisième tour du tournoi préfectoral. Le lendemain de la rencontre, les étudiants de Ryoko Gakuen commentèrent les résultats : une superbe défaite pour leur équipe et une seconde victoire magistrale pour celle de Saint-Christophe. Cependant ils oublièrent bien vite les résultats sportifs, se concentrant sur leurs propres activités, leurs études ou leurs amis.


    Ce Mardi était apparu comme une journée parfaitement normale et ordinaire aux yeux de Rentarou. Comme chaque matin, depuis la seconde semaine de ce mois, il se leva tôt et déjeuna en compagnie de Shintarou avant de rejoindre ses camarades devant le laboratoire. Au terme du double cours de Chimie, le jeune homme aux cheveux de jais profita d'une heure de libre pour travailler un tantinet sur sa dissertation d'Economie puis se rendit en cours de Mathématiques.


    Mais ce n'était pas un jour ordinaire.


    Aujourd'hui, Rentarou devrait prendre une décision qui allait changer son existence.
    La tête penchée sur son cahier, Rentarou réfléchissait au problème que le professeur Hashimoto venait d'écrire au tableau. Son esprit avait déjà trouvé la solution. Il ne restait plus qu'à écrire le dévellopement qui permettait d'aboutir au résultat.


    Soudain la porte de la classe s'ouvrit et laissa entrer un étudiant que Rentarou reconnut immédiatement.


    C'était Kurata.


    Levant la tête de ses équations, le lycéen géant remarqua que son buchou avait noué ses cheveux noirs pour se faire un catogan et arborait toujours ce lys jaune épinglé sur la veste fermée, au même niveau ses trois petites étoiles, celles qui indiquaient le niveau d'étude d'un élève, épinglées au-dessus de la poche droite son uniforme.


    - Que viens-tu faire ici, Kurata-kun ?


    - Je vous prie de bien vouloir m'excuser, Hashimoto-sensei, fit Kurata, mais le proviseur demande à vous voir.


    - Dans ce cas, j'irais à la pause de midi.


    - Il m'a affirmé que c'était urgent et ne pouvait pas attendre, renchérit Kurata.


    - Vraiment ? s'étonna Hashimoto en arquant un sourcil. Cela me paraît bizarre.


    Le jeune homme aux cheveux de corbeau haussa les épaules pour montrer qu'il ignorait le pourquoi du comment des pensées de son proviseur. Ainsi Hashimoto se résolut à laisser seul sa classe après lui avoir recommandé de travailler sur cinq problèmes de leur manuel en son absence.


    - Trop beau pour être vrai, marmonna Sawamura près de Rentarou. Il faut toujours qu'il nous donne des tas de problèmes pour nous gâcher le plaisir !


    Accablée par la charge de travail, la classe courba le dos pour résoudre ces fameux exercices et ne fit pas attention à Kurata qui était resté en face des élèves près du bureau professoral. Seul Shiromiya le remarqua. Son regard se durcit. Il se leva.


    - Qu'es-tu réellement venu faire ici, Kurata-han ?


    Peu habitués d'entendre le son de sa voix, ses condisciples dressèrent la tête pour tenter de comprendre les raisons de son intervention.


    - J'étais venu porter un message à votre professeur, rappela Kurata. As-tu oublié ?


    - Ceci est un mensonge, répliqua Shiromiya d'une voix tranchante. A cette heure, la classe 3A à laquelle tu appartiens a cours de Japonais. Or, je doute que Noda-sensei laisse sortir un étudiant même si le proviseur lui demande.


    - C'est vrai, confirma Osakawa qui gardait les yeux fixés sur Shiromiya. Noda-sensei ne laisse jamais personne quitter son cours, qu'importe le prétexte.


    - De plus, notre proviseur est absent aujourd'hui. Matsuda Yoko-han m'a appris hier qu'il avait une réunion à la préfecture toute la journée.


    Des murmures parcoururent alors la salle pour commenter et discuter cette révélation stupéfiante. Tous les élèves comprirent donc qu'il s'agissait là d'une feinte pour éloigner leur professeur titulaire.
    - Mais pourquoi, Shiromiya-kun ? fit Osakawa.


    - Puisqu'il est le buchou du club de tennis et que deux de ses membres sont de notre classe, je suppose qu'il doit vouloir leur parler.


    - T'as un truc à nous dire, Kurata-buchou ? s'exclama la voix aiguë de Shintarou.


    - Cependant Fujita-han a rejoint ce club dès la rentrée, poursuivit Shiromiya, donc je pense qu'il désire probablement s'adresser à Satsuma-han.


    Le regard fixé sur son condisciple depuis le commencement de son raisonnement, Rentarou tressaillit en entendant son nom. Cela lui parut si grotesque car il ne possédait rien susceptible d'intéresser son buchou.


    - Tu es assez malin, constata Kurata en ne cessant pas de fixer le jeune orateur.


    En même temps, le buchou s'avança tranquillement, à pas très lents, à travers une rangée mais ignora la présence de Shiromiya, comme celles de tous les autres étudiants, et se planta face à Rentarou, les paumes posées sur sa table.


    - Buchou … , murmura celui-ci en proie à la confusion.


    - Comme tu dois le savoir, notre club a quelques problèmes lors du tournoi préfectoral à remporter ses matches, débuta Kurata en adoptant une attitude à la fois décontractée et sérieuse.


    Opinant timidement du chef, le jeune homme se demanda pourquoi il lui racontait cela.


    - Or, je me suis souvenu que tu possédais un certain talent, continua Kurata. Cela te plairait-il de devenir un titulaire ? Un membre officiel de notre équipe, évidemment !


    A travers la salle de classe, l'annonce entraina d'abord un fort étonnement suivi de nombreux murmures. On ne cessa de répéter qu'aucun étudiant de première année n'était autorisé à être titulaire dans ce lycée, à moins de posséder un réel don ou une grande force.
    Mais Rentarou n'écouta pas toutes ces paroles jasant autour de lui. Dès qu'il eut entendu la proposition de Kurata, son visage se renfrogna sévèrement. Sa réponse fut spontanée.


    - Je refuse, buchou.


    Cette déclaration souleva un mélange d'incompréhension et de stupéfaction totale. Kurata lui-même, qui n'était pourtant pas une personne révélant ses failles en public, eut du mal à reprendre la parole tant il fut abasourdi.


    - Être titulaire est un honneur, Satsuma, et … , commença t-il en devenant plus agressif.


    - Je le comprends mais je ne mérite pas cet honneur, le coupa Rentarou d'un ton ferme.


    - S'il te dit qu'il ne veut pas, c'est qu'il ne veut pas, répliqua la voix sèche de Shiromiya. Alors cesse d'agiter notre classe et retourne dans la tienne !


    De mauvaise humeur, Kurata se tourna vers l'adolescent aux cheveux ébènes et le foudroya du regard. Cela ne l'impressionna pas le moins du monde.


    - Toi, je …


    - Est ce que je peux savoir ce qui se passe ici ? demanda une voix d'une extrême sévérité au moment où Kurata leva le poing vers Shiromiya.


    Baissant rapidement et discrètement son poing, Kurata se tourna en direction du tableau où il découvrit le professeur Hashimoto, les bras croisés contre sa poitrine et visiblement en colère d'avoir été dérangé dans son cours pour rien du tout.


    - Hashimoto-sensei … , dit Kurata. Je comptais partir tout de suite mais vos élèves ont été dissipés alors j'ai jugé bon de rester pour les calmer en ma responsabilité de sempai.


    - Vraiment ? fit Hashimoto nullement dupe.


    - Par ailleurs, celui là n'a pas cessé de me causer des ennuis, ajouta Kurata en désignant celui qui lui avait tenu tête tout le temps du bout de ses doigts.


    Serrant ses poings sous sa table, Rentarou se scandalisa intérieurement d'un tel toupet. Il observa en même temps son camarade et nota que Shiromiya ne chercha pas le moins du monde à se défendre ou à argumenter. Un souvenir lui revint alors au sujet de sa conclusion suite à la confidence faite la semaine précédente : Shiromiya Seiichi ne protestait jamais face aux adultes.


    Mais Rentarou était incapable de laisser une injustice se produire juste sous ses yeux. Tourner son dos était une chose que le jeune homme aux cheveux de jais était incapable de faire. Ainsi il se leva vivement de sa chaise et proclama bien fort :


    - C'est un mensonge, Hashimoto-sensei ! Kurata-buchou voulait me demander un service mais je ne voulais pas et Shiromiya-kun est intervenu seulement pour m'aider.


    Une main posée sur son bureau, le jeune professeur dirigea son regard durci sur son élève.


    - Ca suffit, cria t-il d'une voix imposante que personne ne lui connaissait. Puisque vous agissez si puérilement, tous les deux, je vous attribue une retenue ce soir !


    - Mais Hashimoto-sensei … , fit Rentarou.


    La tentative de dialogue de l'adolescent se solda dans le vide car Shiromiya lui donna un léger coup de coude à son bras gauche. Il tourna la tête vers lui et son condisciple lui adressa un discret signe de tête que cela était inutile de discuter.


    - En outre, Kurata-kun, il semble que tu penses que tes professeurs sont idiots, reprit Hashimoto.


    - Quoi ? Jamais je ne penserais une telle chose, assura Kurata en mimant un profond étonnement.


    - Vois tu, il ne faut qu'une dizaine de minutes pour se rendre au bureau du proviseur et donc de découvrir son absence, exposa le professeur en remontant ses lunettes sur son nez. Il est donc facile de comprendre que tu m'as éloigné pour rester dans ma classe.


    - Ah ! Je me doutais que c'était un peu risqué, dit Kurata en riant difficilement.


    - A présent, retourne en classe, ordonna Hashimoto, ou je révèlerais à Noda-sensei la véritable raison de ton absence à son cours.


    Le jeune homme s'excusa auprès de son professeur en s'inclinant très bas du buste puis quitta la salle. Dès qu'il fut parti, le cours reprit mais rien ne fut plus comme avant. Le professeur Hashimoto eut beaucoup de mal à tirer quelque chose de ses étudiants. Tous ne cessèrent de jeter de discrets regards à leur grand camarade aux lunettes sombres. Ils échangèrent aussi quelques commentaires, surtout au niveau des tables du fond, cachés derrière leur manuel, sur le sujet.


    Face à une inattention aussi forte, Hashimoto ne se souvint pas avoir connu pareille situation. Le plus cocasse là dedans se trouvait être que seul Seiichi demeurait parfaitement concentré sur le cours et répondait à ses interrogations malgré le fait que ses compétences en la matière se révélaient comme toujours très insuffisantes.


    Quand le cours arriva enfin à son terme et que la sonnerie annonça l'heure du déjeuner, Rentarou rangea ses affaires le plus lentement qu'il soit capable et traina le plus possible pour se rendre à la salle des casiers afin d'éviter les élèves de sa classe. Surtout un en particulier.


    Après avoir jeté son sac dans son casier et refermé la porte, l'adolescent tenta de faire le point. Il ressentait une extrême fatigue l'inonder de tout son être. La seule chose souhaitée réellement en ce moment précis était de courir à sa chambre et d'y rester enfermé le temps que tout le lycée ait oublié la proposition de son buchou.


    Pour éviter d'être vu par quelqu'un, Rentarou sortit par la porte principale du bâtiment des cours qui débouchait directement sur le portail ouvert à l'entrée du campus. Il longea ensuite les murs. Cela lui donna l'impression d'être un évadé de prison. L'adolescent ne s'arrêta pas avant d'atteindre le petit escalier situé derrière le bâtiment administratif où se trouvait déjà Shiromiya, occupé à manger des chips.


    - J'avais oublié que c'était ton endroit, réalisa Rentarou.


    - Il n'appartient pas qu'à moi. Tu peux rester si tu veux.


    Malgré le fait qu'il préférait rester seul en cas de problème pour réfléchir dessus, Rentarou ne se sentit pas incapable de dire non et s'assit sur la marche inférieure. Son regard se plongea dans la contemplation de l'étang tandis que ses jambes se croisèrent sous son corps massif.


    - Tu ne déjeunes pas avec tes amis ? lui demanda Shiromiya.


    - Je n'ai plus d'amis, répliqua Rentarou sombrement.


    - Tu as ta petite bande, non ? s'étonna son compagnon. Celui avec ses deux cornes, Fujita-han, Fukuda-han et Yamamoto-han. Vous semblez bien vous entendre.


    - Shintarou est certainement en train de raconter à Sakumai-kun ce qui s'est passé tout à l'heure avec buchou. Il ne voudra plus être ami avec moi ensuite et notre bande va éclater.


    - Je ne comprends pas ton raisonnement, dit son condisciple d'un ton sec. Cependant si Sakumai-kun ne veut plus être ton ami car tu es titulaire alors il ne mérite pas ton amitié.


    - Ce n'est pas vrai ! s'insurgea Rentarou en se retournant vivement. C'est moi qui ne mérite pas son amitié si je deviens titulaire !


    - Pourquoi ? s'enquit Shiromiya sans se départir de son attitude stricte.


    - Parce que son rêve est de devenir pro et il veut atteindre le tournoi national au lycée pour être remarqué, révéla Rentarou.


    - Et tu ne voudrais pas devenir pro toi aussi ? D'après les rumeurs du lycée, même si je les méprise et n'y accorde aucun crédit, tu es très doué au tennis.


    - Je joue juste au tennis car il n'y avait pas d'autre club sportif qui me corresponde comme je n'aime pas les jeux en équipe. Je suis entré juste pour avoir des amis, rien de plus !


    - Tu te souviens de que je t'avais dit à l'époque ?


    Rentarou garda le silence. Il se souvenait parfaitement de ce moment. Il se souvenait parfaitement de sa réponse aussi. L'adolescent avait déclaré préférer souffrir plutôt que de renier ses valeurs ou de cesser de chercher l'amitié de ses semblables. L'espace d'un instant, le lycéen géant regretta ces paroles. Cependant son esprit lui remémora les périodes d'amusement vécues avec sa petite bande. Les repas partagés ensemble et très animés, les parties de jeux faites avec Shintarou et Takaishi ou les heures d'études passées ensemble. Le jeune homme aux cheveux de jais réalisa qu'il avait apprécié chacun de ses instants passés ensemble.


    Non, c'était faux. Rentarou n'avait pas apprécié tous ces moments de bonheur. Il les avait adoré.


    Relevant la tête, le lycéen géant fixa longuement l'immense bassin.


    Non. Il ne regretta absolument pas ses paroles dites un mois plus tôt.


    De toute manière, regretter une action passée était inutile.


    - Satsuma-han ?


    - Qu'est qu'il y a, Shiromiya-kun ?


    - Que comptes-tu faire maintenant ?


    Rentarou réfléchit encore à cette question. En aucun cas, l'adolescent ne voulut renoncer aux plaisirs découverts au contact de ses amis. Il y avait certainement un moyen d'empêcher la dissolution de sa bande malgré l'intervention de Kurata. Malheureusement la solution lui échappait encore. Mais le jeune homme aux cheveux de jais ne se désespérait pas de le trouver.


    - Je vais me battre pour mes amis, annonça t-il en se retournant vers son compagnon.


    Tandis que Rentarou se replongea dans ses réflexions, Seiichi regarda le dos voûté de son condisciple qui sembla se plier sous le poids de ses soucis.


    L'adolescent aux cheveux ébènes pensa encore une fois combien ce monde était injuste. Ce triste jeune homme aux cheveux de jais aux lunettes sombres était le seul enfant de leur génération à vivre si purement en plaçant les intérêts des autres bien avant les siens. Si le monde pouvait se montrer juste, il cesserait de s'acharner sur une personne aussi exceptionelle que celui-ci.


    Après la pause du déjeuner, Rentarou retourna en classe en essayant de ne pas faire attention aux regards en coin que ses condisciples ne cessaient pas de lui jeter. Évidemment l'attitude dissipée et très peu concentrée sur son cours ne manqua pas de contrarier Noda, la professeur de Japonais, qui interrogeait continuellement ses étudiants et s'énervait si un d'eux faisait montre de ne pas suivre son enseignement.


    Par chance, il n'eut qu'une heure de cours cet après-midi et Rentarou se sentit soulagé d'éviter ses camarades de classe. Il tua l'heure de battement qui le séparait de sa retenue en révisant ses leçons derrière le bâtiment administratif, le seul endroit où le garçon était certain de ne croiser personne susceptible de lui rappeler ses préoccupations actuelles. Néanmoins, il n'y échappa pas non plus car ces pensées l'accaparèrent tout le temps. Malgré le fait que Rentarou eut toujours le nez plongé sur ses notes, son esprit peina à lire les mots les uns après les autres tant il ne cessa de revoir en boucle la scène de ce matin.

     

    ***

    Le lendemain matin, Rentarou se sentit malade d'avance rien qu'à imaginer les deux heures de la séance d'Education Physique dans le gymnase ayant lieu dans moins de trente minutes. Déjà, tous les étudiants de la même année que lui se moquaient de ses maigres talents chaque Mercredi matin, il se doutait que tous ceux au courant au sujet de l'histoire au club de tennis allaient le dévisager sans cesse. De plus, l'information circulerait à ceux qui n'en avaient pas encore eu connaissance.


    Une seule solution existait pour le sortir d'une situation aussi humiliante.


    Debout dans le couloir, près de la porte de l'infirmerie, il hésita encore.


    Bien qu'il puisse s'agir de l'unique moyen pour échapper à ce supplice, Rentarou nourrit encore des doutes. Sécher un cours était grave même si officiellement l'infirmière le couvrirait. En même temps, cela relevait davantage la torture mentale et physique qu'à un véritable cours. Pour être sincère, Le lycéen géant préférait les interrogations d'Anglais malgré son incapacité à aligner plus de cinq ou six mots dans une phrase tandis que que son professeur l'observait aussi attentivement qu'un cuisinier qui surveillait la cuisson d'une entrecôte.


    Soudain Rentarou aperçut un petit groupe d'élèves sortant du réfectoire. Cela le poussa à prendre sa décision et à franchir le seuil de la porte.


    Derrière cette ouverture se cachait une immense salle aux murs blancs où se répartissait sur tout l'espace une vingtaine de lits, chacun séparé par un paravent noir. L'endroit semblait si calme et paisible que Rentarou se crut dans l'église où sa mère l'emmenait chaque Dimanche dans son enfance.


    Cherchant du regard une infirmière qu'il ne connaissait absolument pas, le lycéen géant s'avança dans l'allée centrale. Une petite porte s'ouvrit du fond de la salle d'où apparut une jeune femme en blouse blanche. Elle avait attachée ses longs cheveux roux soyeux en un chignon incliné vers le sommet de son crâne. Son fin visage semblable à une porcelaine indiquait à la fois sa vigueur et sa douceur. Ses yeux noirs et son sourire l'invitèrent à se sentir en confiance.


    - Qu'est que tu as, Rentarou-kun ? s'informa t-elle d'une voix calme et mélodieuse.


    - Vous connaissez mon nom ? s'étonna t-il.


    - Je suis l'infirmière du lycée alors c'est mon rôle de m'occuper de vous tous. Tu peux m'appeler Haruko si tu le souhaites.


    Rentarou se contenta d'un petit signe de tête pour montrer qu'il suivait la conversation.


    - Alors pourquoi es-tu là ?


    - Je … je ne me sens pas très bien, dit Rentarou en baissant la tête.


    Nerveux, le jeune homme n'aima pas du son comportement car il mentait ouvertement. Pendant ce temps, elle décida de l'examiner et lui demanda de retirer sa chemise. Après avoir retiré son blazer et sa chemise, il s'assit donc sur l'un des lits. L'infirmière l'ausculta avec une grande conscience professionnelle, prit sa tension, sa température et son pouls sans rien noter d'anormal.


    - Tout est parfaitement normal, conclut-elle.


    Rentarou se mordit les lèvres honteusement. C'était couru d'avance ! Le corps médical connaissait suffisamment de choses pour se rendre compte si un patient souffrait réellement ou non. De plus, il n'était plus jamais tombé malade depuis l'âge de deux et demi.


    - Néanmoins, j'ai noté que des pulsations étaient plus élevées que la normale, reprit Haruko. D'après ton carnet de santé, tu es beaucoup plus bas. Aurais-tu des soucis ?


    - Non, ça va, assura Rentarou d'une voix faible.


    - Rentarou-kun, il y a deux sortes de maladies : celles de ton corps et celles de ton esprit, insista l'infirmière avec douceur. Si je peux guérir ton corps moi-même, j'ai besoin que tu me parles pour soigner ton mental.


    Haruko joignit ses gestes à la parole. Sa main légère et fine se posa sur la joue de l'adolescent qui ferma les yeux à ce contact. Cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas ressenti cette chaleur si agréable. Elle lui rappelait celle de sa mère. Seul l'odeur différait. Sa mère, elle, sentait beaucoup plus bon.


    - Si tu me parles, je te dispenserais de cours.


    - Vraiment ? s'exclama Rentarou en redressant vivement la tête.


    L'infirmière répondit par un hochement de tête affirmatif en continuant de lui sourire aussi chaleureusement. L'adolescent baissa à nouveau la tête. Comme toujours, il n'aimait pas confesser ses problèmes. Malheureusement, le choix ne lui appartenait plus. Rejoindre tout le monde au gymnase pour le cours d'Education Physique lui faisait bien trop peur.


    - Hier matin, le buchou de mon club m'a proposé d'être titulaire, commença Rentarou en cherchant difficilement ses mots. Mais moi, je suis entré au club pour me faire des amis.


    Marquant une pause, il leva les yeux vers Haruko qui l'incita silencieusement à poursuivre, sa main posée sur une de ses épaules.


    - Un de mes copains rêve déjà d'être titulaire. Il veut même être pro plus tard. Je sais que si je deviens titulaire, notre bande va éclater et je me retrouverais à nouveau tout seul. Je … Je ne veux pas être seul !


    Au fil de sa confession, Rentarou ne s'en rendit jamais compte mais plus il parla, plus les mots sortirent de sa bouche facilement. Ils évacuèrent ainsi un peu de son ressentiment et de sa tristesse.


    - Je voudrais trouver le moyen d'être ensemble comme avant ! Mais je ne sais pas comment ! Je ne sais même pas comment aborder mon ami la prochaine fois ! Je n'ose même pas approcher les autres car je ne veux pas entendre parler de cette histoire !


    - C'est bon, dit Haruko en posant ses mains sur chacune des épaules de son patient. Tu peux rester ici jusqu'à la fin des cours.


    - Merci, murmura Rentarou sans relever la tête.


    - Si je peux te donner un conseil, Rentarou-kun, c'est d'aller parler de tes sentiments à ton ami qui te sembles si précieux, conseilla l'infirmière. Je ne sais pas comment il réagira mais je suis certaine que tu iras mieux ensuite.


    Là dessus, elle le laissa seul après lui avoir expliqué de ne pas quitter l'infirmerie et conseillé de se reposer sur un des lits. L'adolescent ne sentit pas à l'aise du tout. Paresser au lit n'était pas du tout dans son tempérament. Il se levait toujours très tôt et s'activait dès le commencement de la journée en buchant sur ses études ou en s'entrainant au tennis. A la perspective de passer sept heures dans un lit avec pour seul loisir le ruminement de ses pensées et de ses tourments intérieurs, le lycéen géant en regretta presque ses chutes dans le gymnase.


    Quand Rentarou quitta l'infirmerie vers quinze heures trente, il se décida à suivre les conseils de l'infirmière en allant parler à Tyro. Certes, celui-ci était très impulsif et colérique mais il espéra être capable de lui faire comprendre son point de vue. Puisque son camarade avait encore une heure de cours, l'adolescent se résolut à l'attendre près de la classe de Littérature au second étage.


    Adossé au mur face à la porte, le jeune homme regarda le bout de ses baskets et se demanda comment se déroulerait la discussion.


    Peu après le retentissement de la sonnerie de la dernière heure, le couloir se remplit d'une masse grouillante d'étudiants trop heureux et pressés par la fin des cours de la journée. Comme il s'y attendait, Tyro fut le premier à sortir de la classe de littérature en courant. Immédiatement, Rentarou le poursuivit mais ne le rattrapa que sur le perron d'entrée de l'établissement à cause de nombreux groupes de lycéens qui lui barrèrent le passage à plusieurs reprises.


    - Satsuma ? Qu'est que tu veux ? fit Tyro un peu surpris.


    - Je dois te parler d'un truc, déclara Rentarou d'une voix incertaine. Mais Shintarou a déjà du te raconter tout en détail, non ?


    - Je n'ai pas vu Shintarou ou toi depuis Lundi soir quand nous nous sommes séparés à la sortie du game center pour rentrer, révéla Tyro d'une légère moue. Même Taka-chan et Fukuda ne vous ont pas vu depuis.


    Fronçant les sourcils, Rentarou ne comprit pas pourquoi son ami aux cheveux hirsutes ne fréquentait plus la petite bande depuis ce laps de temps. Ses calculs avaient déterminés qu'il se serait précipité pour tout raconter. Où avait-il faux ?
    Un strident bruit de klaxon l'arracha à sa concentration et releva la tête pour apercevoir un large break familial de couleur bleue foncée stationné juste devant le portail du lycée en état de marche.


    - Ma mère est là, annonça Tyro en désignant la voiture. Je file !


    - Tu ne vas pas au club ? s'étonna Rentarou.


    - Il n'y a pas club aujourd'hui car le proviseur inspecte les différents lieux où se déroulent les activités et vérifie la sécurité, l'informa Tyro avant d'arborer une mine digne d'un enterrement. Du coup, ma mère est venue me chercher pour me trainer en courses !


    - J'ai un truc très important à te dire, le pressa Rentarou.


    Un second coup de klaxon plus long se fit entendre. Tyro s'excusa puis partit en courant rejoindre le véhicule familial.


    Resté seul sur le haut des escaliers, l'adolescent regarda son ami monter dans la voiture et s'éloigner rapidement. Il fit de son mieux pour intérioriser toute la colère et la rancœur que cette situation lui procuraient. Au fond de lui, le profond désir de se mettre à hurler le plus fort que ses poumons lui permettaient et de cogner son poing ou son pied dans un mur jusqu'à le casser naquit.

     

    ***



    Le lendemain, Rentarou décida de se rendre en cours et de braver les regards et les interrogations de ses condisciples. Durant les deux heures de Mathématiques, il ne se passa rien d'anormal. Chacun se concentra sur les exercices et problèmes donnés par leur professeur. Cela apporta beaucoup de bien au jeune homme aux cheveux de jais de mobiliser toutes ses capacités de réflexion sur un sujet précis plutôt que de laisser son esprit vagabonder sur ses sombres pensées.


    Pendant l'heure libre, le jeune homme se décida à chercher Shintarou afin d'avoir une petite conversation ensemble. Il le retrouva installé dans un fauteuil confortable de la pièce commune réservée aux internes. L'adolescent nota que celui-ci semblait incroyablement déprimé. Lové en boule dans son siège, son regard fuyait en direction sol.


    - Shintarou, je voulais te voir. Mais qu'est qui ne ve pas ?


    - Notre bande va éclater, dit tristement Shintarou très bas. Kurata-buchou a tout prévu … Tyro ne supportera pas que tu sois titulaire … J'ai pas envie de perdre Tyro … Mais je ne veux pas non plus perdre ton amitié ni celle de Kou ou Taka-chan. J'ai peur … Je ne veux pas être seul.


    Ouvrant les yeux avec surprise derrière ses larges lunettes sombres, Rentarou n'en revint pas. Il avait toujours considéré le jeune rouquin comme une personne dont la joie et l'optimisme ne baissait jamais. En fait, celui-ci connaissait aussi des moments de faiblesse et de déprime. Il était exactement comme lui.


    - Je ne veux pas que notre amitié s'achève, s'exclama Rentarou d'une voix forte.


    - Et comment tu feras ? répliqua Shintarou en relevant sa tête ce qui permit de distinguer ses yeux rougis. Tyro ne l'acceptera pas ! J'en suis sur !


    - Je … Je vais trouver un moyen.


    En son for intérieur, Rentarou réalisa que sa parole s'apparentait à un mensonge. Il n'avait même pas l'ombre du début du commencement d'un plan. Et pourtant, son cerveau n'arrêtait pas de retourner en vain ce problème depuis deux jours.

     

    ***

     

    En fin d'après-midi, Rentarou entra dans les vestiaires du club de tennis avec une forte sensation d'oppression qui sembla lui comprimer le cœur. Il ne cessait de penser à sa situation et n'avait toujours rien trouvé pour la régler sans heurts. D'ici quelques minutes, l'adla rencontre avec Tyro ou Kurata serait inéluctable. Le jeune homme aux cheveux de jais devrait finalement prendre position. Une nouvelle poussée d'angoisse monta en lui à cette perspective.


    En plaçant ses vêtements dans son casier, Rentarou chercha encore un ultime moyen en vain. Il se résolut ensuite à sortir sur le terrain du club et observa les personnes présentes.


    - Satsuma ! l'interpela Raphael à peine fut-il sorti.


    Laissant venir à lui le jeune homme d'un pas très précipité, Rentarou détourna un peu le regard. Il n'avait nullement envie de jouer un match aujourd'hui. Or, Raphael le défiait à chaque séance d'entrainement dans l'espoir de le battre enfin.


    - Satsuma, je viens t'apprendre cette histoire de Motoguchi-sempai, s'exclama Raphael avec fureur.
    - Quelle histoire ? fit Rentarou en essayant de feindre l'innocence bien intérieurement il se demanda combien de personnes étaient réellement au courant de la situation.


    - Comme quoi tu serais titulaire maintenant, explosa Raphael. C'est n'importe quoi ! Même doués, les premières années sont toujours exclus de jouer ! Autrement Matsuda aurait aussi aurait joué l'année dernière dans l'équipe !


    Au commencement, Rentarou s'était décidé à laisser écouter son sempai se plaindre et défouler sa colère sur lui. Cependant tous ses reproches et critiques l'agacèrent profondément. Avait-il demandé à être titulaire ? Non ! En avait-il émis le désir ? Non ! Toute cette histoire commençait sérieusement à lui porter sur les nerfs. Si Raphel voulait râler sur quelqu'un, il n'avait qu'à le faire sur Kurata ! Après tout, n'était-ce pas le responsable de cette situation embarrassante ?


    - Attendez ! C'est vrai ce truc ?


    Reconnaissant cette voix surprise, Rentarou n'eut même pas besoin de se retourner pour l'identifier. Minute après minute, sa position s'empirait. Tout devenait incontrôlable.


    - Satsuma ! Pourquoi tu ne m'as parlé de ça ? réclama Tyro agressivement en bousculant son ami et en le saissisant par le bras.


    - J'ai essayé de te le dire hier, évoqua Rentarou à bout de nerfs.


    - En plus, il ne m'a toujours pas répondu, dit tranquillement Kurata en arrivant à son tour.


    - Plus on est de fous, plus on rit, marmonna Rentarou pour lui-même.


    Sans se soucier le moins du monde des gens près d'eux ni de ceux qui les observaient, Kurata se plaça face au jeune homme aux cheveux de jais. Il oublia, comme toujours, la présence de Tyro.


    - As-tu pris enfin ta décision ? s'enquit-il hautainement.


    - Comme j'ai déjà dit plus tôt : je refuse, répliqua fermement Rentarou.


    Soutenant le regard dur et sévère de son buchou, l'adolescent était certain de ce choix. Tyro accepterait bien mieux cette proposition tombant du ciel s'il la déclinait.


    - Imbécile, lâcha la voix de celui-ci derrière lui.


    Interloqué par ce commentaire, Rentarou se retourna et remarqua son ami s'éloigner déjà. Il fronça les sourcils et ne comprit pas du tout pourquoi sa décision l'offensait.


    - Sakumai-kun … , commença Rentarou qui ne savait pas quoi lui dire.


    En entendant son nom, le jeune passionné de tennis s'immobilisa et se retourna :


    - Il n'y a que les imbéciles qui hésitent et refusent une telle proposition, lança son ami acidement.


    Tyro reprit son chemin laissant Rentarou planté là en proie en ses doutes. Il regretta terriblement de ne pas avoir eu de réelle conversation avec son ami. Une conversation privée évidemment. Sans tout le club ou le lycée pour les écouter ou donner son avis.


    - Il n'est pas très sympa ton copain, commenta Kurata moqueur tout en replaçant une mèche derrière son oreille. Ce n'est pas vraiment pas le genre de type que je veux comme titulaire.


    A entendre ce petit commentaire amer, Rentarou ressentit un fort mépris pour son buchou quand une idée lui traversa le crâne à ce moment précis. Il se souvint que Tyro était totalement obsédé par le tennis et réglait toujours ses problèmes grâce ce sport dans la mesure du possible.


    - Buchou, je peux encore accepter ta proposition ?


    - Tu as changé d'avis en une minute ? s'étonna Kurata.


    - En fait, j'ai un truc à faire avant. Mais ça t'irait si je dis définitivement ma réponse demain matin à huit heures ?


    Kurata parut très intrigué par cette proposition mais n'y vit pas d'objection. Rentarou le remercia de sa sollicitude en s'inclinant très respectueusement du buste puis partit s'entrainer dans une des salles équipées d'une machine à lancer des balles.


    A la fin de l'entrainement, l'adolescent se dépêcha de quitter les lieux et de revenir sur le campus afin de gagner le portail. Il ne prit même pas la peine de prendre une douche pour ôter sa transpiration ni de récupérer son uniforme laissé dans son casier au vestiaire.


    Une fois parvenu au portail, il s'adossa une des lourdes pilasses de pierre dans lesquelles étaient soudées la grille. Comme Tyro était externe, ce dernier repasserait par ici. De toute manière, c'était la seule sortie connue de l'établissement scolaire. Seuls Shiromiya et lui-même connaissaient l'existence de la porte secrète. Rentarou patienta une longue demie-heure avant de voir Kou arriver à la grille.


    - Tu fais le portier maintenant ? se moqua t-il amusé. Ou alors tu soutiens le mur car tu as peur qu'il s'écroule sur un élève ?


    - Très drôle, rétorqua Rentarou en lui adressant un regard d'agacement. J'attends Sakumai-kun.


    - Tu peux attendre jusque demain matin alors, lui révéla Kou. Il est déjà rentré.


    - Mais la séance vient de se finir.


    - Comme si c'était la première fois, soupira Kou. Il a probablement du encore s'énerver après Kurata-buchou et il est parti.


    Encaissant cette mauvaise nouvelle du mieux qu'il put, Rentarou ne put s'empêcher de grimacer. Même si le mouvement pincé de ses lèvres fut très succinct, cela n'échappa pas à Kou. Cependant le lycéen géant se désintérréssa de l'avis de son ami d'enfance car il partit en quatrième vitesse.


    - Je me demande ce qui se passe encore dans sa tête à celui là …


    Tout en s'efforçant de rester calme, Rentarou entreprit de fouiller tout le campus à la recherche de Yoko. Il avait un besoin urgent de lui parler. L'adolescent se rendit en premier au bâtiment administratif mais personne ne l'y avait vu depuis le déjeuner. Sa détermination lui fit ensuite fouiller les salles de cours une à une des trois étages ainsi que l'auditorium et les trois salles de casiers du rez-de-chaussée mais n'y découvrit seulement que quelques rares professeurs s'attardant un peu au lycée avant de rentrer. Il se risqua alors à s'introduire à l'étage des filles de l'internat, malgré la frayeur éprouvée à l'idée de se faire surprendre par Onita, et frapper à la porte de la chambre de sa camarade mais on ne lui répondit pas.

     

    Rentarou insista tant de fois qu'il comprit qu'aucune fille ne se trouvait à cet étage. Malgré tout, cela la rassura. Au moins, on ne l'accuserait de voyeurisme ou de se comporter en pervers. Finalement, le lycéen géant se décida à faire le tour de tout le campus extérieur, au cas où son amie aurait eu une quelconque envie d'effectuer il ne savait quelle inspection. Malheureusement, elle fut infructueuse.


    En revenant la mine basse à son point de départ, soit dans la cour, au moins deux heures plus tard, Rentarou se sentit morose et abattu. Il ne sut plus comment procéder maintenant. Tristement, le lycéen géant introduisit une pièce de cinq Yens dans la fente d'un distributeur et se baissa pour récupérer sa canette de soda. En buvant une première gorgé, l'adolescent obtint une sorte de flash et se traita mentalement d'imbécile. Sa main lâcha aussitôt la boisson dont le liquide se renversa sur le macadam et courut avec précipitation à la bibliothèque. Là, il rentra en saluant très vaguement la maitresse des lieux et se dirigea rapidement à la table où travaillait Yoko. Toutefois, celle-ci n'était pas seule. Ce soir-là, la jeune fille partageait son espace avec Shiromiya.


    - Yoko-chan, j'ai un service hyper urgent et important à te demander, clama Rentarou en posant brutalement ses mains sur la table sans se soucier s'il gênait ou non les autres élèves.


    - Si c'est pour une question au sujet de la greffe du cerveau afin d'améliorer tes capacités mentales, je ne connais toujours pas de neurologue, ironisa Yoko en gardant le nez sur son livre.


    - Sans compter que le taux de donneurs pour cet organe est le plus bas qui soit.


    L'adolescent aux cheveux ébènes avait relevé la tête pour observer la réaction de Rentarou. Il savourait intérieurement ce formidable trait d'humour de son amie.


    - Laissez tomber les vannes, s'exclama Rentarou en s'exprimant toujours aussi fort et de manière agitée. J'ai besoin de connaître l'adresse de Sakumai-kun ! S'il te plait !


    - Pourquoi ça ? s'intrigua Yoko en relevant finalement la tête.


    - Je dois le trouver au plus vite, discuter et jouer un match. Mais je dois le faire avant demain ou c'est fichu !


    Dévisageant plusieurs minutes le jeune homme aux cheveux de jais, Yoko se gratta nerveusement la joue. Elle ne savait pas du tout comment traduire ou interpréter ce charabia. Malgré ses capacités à parler et à comprendre le japonais, le français, l'anglais, le chinois et l'espagnol sans la moindre difficulté, la caucasienne n'avait pas la moindre idée de la signification des paroles de Rentarou.


    - Je suis très intelligente, brillante même, fit Yoko confuse, mais j'avoue être perdue là.


    - En attendant que tu retrouves ton chemin, ce serait peut-être mieux de sortir.


    Shiromiya leur montra en même temps le reste des étudiants qui s'étaient retournés vers leur table, mais surtout la responsable qui avançait à grands pas en leur direction, l'air visiblement furieuse et indignée. Rapidement, les trois jeunes se hâtèrent donc de quitter les lieux en abandonnant leurs affaires. La conversation put reprendre dans la cour.


    - Écoute, Yoko-chan, commença Rentarou qui avait profité du contretemps pour se calmer un peu. Kurata-buchou veut que je sois titulaire mais j'ai un copain qui n'acceptera pas cette nomination.


    - Et alors ? S'il est aussi immature, ignore-le, répliqua froidement Yoko en haussant les épaules.


    - D'abord, c'est un bon copain alors je ne veux pas. Mais surtout il m'a dit qu'il rêvait plus que tout de devenir pro. Il s'entraine dur pour atteindre son objectif et vise d'intégrer un jour l'équipe pour briller dans les tournois.


    - Sakumai-kun est vraiment stupide, soupira Yoko.


    - C'est la vie qu'il s'est choisie, répliqua un peu plus fermement Rentarou. Il m'a dit aussi qu'il s'entrainait très dur tous les jours depuis ses quatre ans.


    Cette fois ci, l'argument toucha visiblement la jeune fille. Un voile de tristesse assombrit doucement son visage mais elle ne décrocha pas un mot.


    - Moi, je ne m'intéresse pas au sport. Je veux juste des amis. Alors si je les perds, je perds tout intérêt à être ici.


    - Qu'est que tu veux dire ? s'enquit Shiromiya.


    Rentarou hésita un instant avant de répondre. Il n'aima pas du tout évoquer cette partie de sa vie. Le garçon choisit de raconter un mensonge, ou plutôt un demi-mensonge, plutôt que de raconter son histoire.


    - Autrefois j'étudiais à domicile avec des cours par correspondance. J'ai choisi d'arrêter pour aller au lycée car je voulais apprendre à vivre comme les autres et à me lier d'amitié avec eux.


    Levant doucement la tête, il marqua une pause pour examiner le visage impassible de Shiromiya tandis que celui de Yoko ne cessait de le suivre du regard, très affectée par ces révélations.


    - A cause de cette solitude, je suis devenu un garçon timide et maladroit. J'ai peur de me trouver avec les autres. Je me bats souvent avec moi-même pour continuer mes efforts. C'est pour ça qu'avoir des amis maintenant m'aide considérablement et si je perds ça, je ne pourrais plus le refaire. Je ne pourrais plus continuer au lycée.


    - Mais tes parents seront déçus, objecta Yoko sans cesser de le quitter des yeux.


    - Mes parents ? répéta Rentarou évasivement. Eh bien, kaasan me soutient quoique je décide. Si je veux aller au lycée, j'y vais. Si je veux étudier chez moi alors je le fais. Tout ce qu'elle souhaite pour moi c'est mon bonheur et que j'aille le mieux possible.


    - Ce que veut un parent, c'est que son enfant réussisse et ait un avenir correct, corrigea Yoko.


    - Pour moi, je pense que la seule chose qu'un parent veuille réellement soit que son enfant puisse être heureux toute sa vie. Mais un parent est aussi un humain alors il y a sans aucun doute plusieurs raisonnements parentaux.

     

    ***

     



    Il faisait très noir dans la chambre. Yoko quitta doucement son lit en silence. Elle percevait depuis presque une heure des voix depuis le rez-de-chaussé. Ses parents se disputaient toujours. La petit fille de six ans n'aimait pas du tout.


    Une profonde peur lui nouait les entrailles. Et si son père partait ? Comment se débrouilleraient-elles ? Retourneraient-elles dans cette vie de misère ? Son petit frère était encore si jeune. C'était encore un bébé. Il ne pourrait pas supporter ces conditions difficiles. Elle devait agir. Son rôle d'aînée consistait à protéger sa famille quand ses parents ne pouvaient pas remplir leurs fonctions.


    A pas de loup, Yoko marcha sur les lames du parquet du couloir puis descendit les marches de l'escalier. En bas, elle redoubla de prudence et alla jusqu'à la porte du salon pour colera son œil contre l'entrebâillement de la porte afin de voir ses parents.


    - Reiko, pense sérieusement au bien-être de Yoko, insista Shou, son père, un grand homme aux courts cheveux noirs bleutés.


    - Mais je ne fais que ça depuis le jour où j'ai su qu'elle était dans mon ventre, répliqua Reiko, sa mère, une petite femme aux cheveux ébènes.


    - Tu as très bien agi, déclara Shou avec calme. Cependant je ne pense pas que ce soit son intérêt d'en aller jusque là.


    - Mais si justement, s'opposa Reiko avec fermeté. C'est parce que je suis allée à l'école que Yoko est née. Je ne veux pas qu'elle vive la même chose.


    - Je comprends parfaitement ton désir de la protéger. Mais en ne la mettant pas à l'école avec les autres enfants, elle n'apprendra pas le plus important.


    - Le plus important est d'obtenir des diplômes et les meilleures références, renchérit Reiko avec force. Fréquenter des gamins ne fera rien d'autre que la distraire !


    Irritée de cette discussion, sa mère décida de monter se coucher. Ce fut le signal pour la petite Yoko de décamper le plus vite possible. Elle remonta silencieusement mais agilement l'escalier et retourna dans sa chambre.


    Se laissant tomber sur son lit à moitié ouvert, la fillette ne cessa de penser à cette conversation entre ses parents. En vérité, elle était d'accord avec sa mère et ne voulait pas étudier avec les autres enfants. Des souvenirs des difficiles journées de classe passés en maternelle remontaient à la surface de sa mémoire. Son apparence physique qui la différenciait des autres petits japonais l'avait fait devenir le bouc émissaire de l'école. Les élèves s'amusaient à lui tirer les cheveux, à voler ses crayons, à déchirer la page du livre qu'elle lisait où à lui dire de méchantes moqueries. Certains grands, de l'école élémentaire, avaient même poussé la cruauté à la déshabiller dans les toilettes avant de l'obliger à se promener nue dans la cour. Et cela faisait rire tout le monde.


    Sauf Yoko.

     

    Le soir, en rentrant à l'appartement, elle pleurait de rage et gémissait pendant de longues heures. Malheureusement, il n'y avait personne pour la consoler. A l'époque, sa mère travaillait de longues heures par jour afin d'être capable de subvenir à leurs besoins.
    Sa délivrance était finalement arrivée après que sa mère rencontre son père mais surtout la naissance de son petit frère. Elle ne s'était jamais sentie plus soulagée que le jour où elle avait passé pour la dernière fois le portail de cet horrible école maternelle.


    Bientôt, Yoko fêterait son sixième anniversaire. Elle aurait ainsi l'âge d'entrer en première année d'école élémentaire. Cela lui déplaisait. La petite fille était très avance par rapport aux enfants de son âge. Stimulée énormément par sa mère, elle avait mémorisé plus de trois cent kanjis et l'intégralité des tables de multiplications. Également, l'enfant connaissait de nombreux noms d'auteurs, leurs oeuvres majeures et le résumé de celles-ci.


    Mais l'enfant n'aimait pas non plus cette vie-là.


    Yoko appréciait davantage les moments où son père la sortait de ses études pour aller dehors à attraper la balle, faire la course ou jouer au tennis.


    Mais sa mère était la personne la plus importante pour elle. A cause de sa naissance, cette merveilleuse femme, dotée d'un courage extraordinaire, avait dû renoncer à tous ses rêves pour se contenter de petits boulots de misère avant de rencontrer son père. Yoko n'avait pas le droit de remettre en cause les choix que celle-ci pensait juste pour sa fille. Son devoir était de la rendre très fière.

     

    ***

     


    Les yeux plantés face aux lunettes sombres de Rentarou, la jeune fille comprit enfin le sens des paroles que son père avaient prononcé ce jour là. Avant même d'être un lieu de connaissance, l'école s'avérait être un lieu de sociabilisation. Si Yoko se montrait si confiante en elle-même et en ses capacités, si elle se montrait aussi responsable vis à vis de ses professeurs et son implication dans la vie scolaire, c'était parce que la jeune fille avait naturellement intériorisé les règles de vie sociale. Une expérience qui lui servirait dans l'avenir afin de trouver sa place dans la société.


    - Satsuma-kun … , murmura Yoko.


    La caucasienne eut du mal à rassembler les mots pour exprimer ses pensées. Jusqu'à présent, elle ne cédait jamais et ne se retrouvait jamais en situation de faiblesse. La jeune fille affirmait avec force sa position et sa supériorité et seul un argumentaire logique et rationnel pouvait avoir raison d'elle.


    L'adolescente pensait aussi à Sakumai Takahiro, cet insupportable garçon qui s'obstinait à bouleverser sa vie. Chaque fois qu'un professeur osait prendre le risque de l'interroger ou s'énervait car il dormait pendant son cours, cela ralentissait toute la classe et la pénalisait. Agissant à la manière de chiens et de chats, tous deux se prenaient continuellement la tête dès qu'ils s'adressaient la parole.

     

    Toutefois, elle commençait à comprendre un peu ses sentiments grâce à la révélation faite par Satsuma. Celui-ci travaillait dur afin de s'améliorer et de devenir très fort au tennis depuis son plus jeune âge, exactement comme elle-même qui ne cessait jamais d'étudier pour retenir le plus de connaissances que possible.


    Pour Sakumai et Satsuma, je dois le faire, pensa Yoko. Satsuma-kun veut vraiment des amis et Sakumai doit vraiment souffrir que ses efforts ne soient pas reconnus. Je dois le faire.


    - Je vais le faire, dit Yoko à voix haute.

     

    ***



    Sous le ciel étoilé de ce dernier jour du mois de Mai, la pleine lune brillait et éclairait le chemin de Rentarou qui marchait d'un pas très pressé dans les rues de Shinjuku. Actuellement, il était soulagé que Yoko ait acceptée de lui remettre l'adresse de Tyro mais s'interrogeait un peu au sujet de sa motivation. Le jeune homme éprouvait une grande nervosité et une forte inquiètude. Il craignait que Tyro ne veuille pas le voir ni parler avec lui. En ce cas, tous ses efforts n'auraient strictement servis à rien du tout.


    En arrivant sur place, l'adolescent contempla les ombres d'une grande maison au toit très pentu mais ne distingua rien d'autre à cause de l'obscurité. Il poussa la grille métallique du petit portillon à l'entrée de la propriétaire, avança sur l'allée étroite de dalles et s'immobilisa devant la porte.


    Tandis qu'il leva le bras droit et posa son index sur le bouton de la sonnette, Rentarou s'empêcha soudainement de continuer cette action. Effrayé par la suite des événements, le lycéen géant se demanda si son idée était si bonne. Il s'interrogea quelques minutes puis se résigna à appuyer.


    Une petite trappe s'ouvrit dans la porte où il vit une paire d'yeux.


    - Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? demanda une voix féminine accueillante bien que méfiante.


    - Je m'appelle Satsuma Rentarou, un camarade de l'école de votre fils. Je voudrais lui parler. C'est très important.


    - Lequel de mes fils ? reprit la mère de Tyro beaucoup plus amicalement.


    - Tyro !


    - A quelle école êtes-vous ? fit-elle qui ignorait le surnom que son fils cadet.


    - Au lycée de Ryoko Gakuen.


    Une fois l'information prise, la mère de famille lui recommanda d'attendre un peu et partit en refermant la trappe. Rentarou resta dehors tout seul en proie à ses doutes et ses interrogations. Soudain la lumière installée sous le porche de la porte s'alluma et Tyro sortit ensuite.


    - Que veux-tu ? demanda celui-ci quelque peu distant.


    - D'abord m'excuser, dit Rentarou. Je voulais vraiment te parler quand buchou est venu me voir mais j'avais aussi peur de te blesser.


    - C'est pas ça le fait que tu sois choisi pour être titulaire qui m'embête. C'est plutôt que tu gâches ta chance en refusant ce poste.


    - Je pensais que ça dérangerait de voir un autre que toi choisi, s'étonna Rentarou. Tu parlais avec tant de passion de ton rêve de jouer dans l'équipe que je pensais vraiment que tu le prendrais mal.


    - Satsuma, c'est l'essence même du sport, expliqua Tyro d'un air parfaitement serein. On doit apprendre à encaisser le fait que les autres sont plus forts ou sont choisis à notre place. Par contre, refuser sa place une fois choisi est impensable.


    A l'énoncé de cette explication, Rentarou se sentit un peu embarrassé d'avoir mal calculé le degré de maturité de son ami. Il avait estimé ses réactions selon son comportement quotidien sans se souvenir que Tyro changeait dès l'instant où il s'agissait de tennis. Après tout, en entrant sur le court, celui-ci se calmait totalement et ne pensait qu'au déroulement du match.


    - Je n'avais pas imaginé ça, avoua t-il un peu honteux.


    - Je te pardonne si tu vas trouver Kurata-buchou et tu acceptes sa proposition, répliqua Tyro en lui souriant narquoisement.


    - En fait, j'aimerais juste faire un truc avant d'accepter.


    - Quoi ? s'enquit Tyro très curieux.


    - Je veux mériter ce poste en remportant une vraie victoire sur toi, exposa Rentarou. Si je gagne, j'accepte le poste mais si je perds, je refuse et je mentionne cette défaite à buchou.

     


    D'abord très surpris de la proposition, Tyro demeura un instant sous le choc, quasiment paralysé, puis s'en remit vite. Il balbutia un très rapide « Je reviens ! » difficilement compréhensible et rentra à toute hâte dans la maison. Le tennisman en ressortit moins de dix minutes plus tard en serrant sa précieuse raquette dans le creux de sa main, un immense sourire aux lèvres.


    - Allez ! On y va ? Dépêche ! s'écria Tyro en ayant dépassé son ami et l'attendant sur le trottoir, ses baskets battant le rythme.


    Rentarou lui sourit et le suivit en serrant la petite corde de l'étui de sa raquette qui le maintenait sur son épaule. Le long du chemin, il grava dans son cœur cette importante leçon : qu'importe le contenu d'une nouvelle à annoncer, il fallait jamais attendre pour la dire à ses amis.

     

     

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