• Chapitre 26


    - Pas possible ! Pas possible ! Pas possible !


    D'un œil extérieur, Yoko donna l'impression d'émettre des sons similaires à ceux produit par un vieux disque rayé passant en continu dans un lecteur.


    De son propre point de vue, Rentarou ne se sentait pas du tout à l'aise dans cette situation. Quand la jeune fille s'était approchée de la première colonne, il avait déchiffré rapidement la plupart des noms dedans, un avantage à posséder des yeux aussi performants que les siens. Contrairement à son ami roux, l'adolescent s'était empêché de le lui signaler. Il se doutait que la disposition des deux premiers noms de la liste ne lui plairait pas.


    - 96% est un très beau résultat, Yoko-han, intervint finalement Seiichi en essayant de la calmer. Tu peux être très fière de toi.


    - Fière de moi ? répéta t-elle agressivement, les poings serrés. De quoi ? J'ai échoué !


    - Tout le monde a échoué alors, ironisa Kou qui avait reculé de plusieurs mètres par mesure de précaution.


    - Je vise toujours la première place ! Être second, c'est pour les perdants, rugit-elle à nouveau.


    - Tu es deuxième sur cent dix-huit élèves. Le ratio est correct, continua Seiichi en réalisant que ses tentatives la mettaient de plus en plus en colère au lieu de l'apaiser.


    - Tu es même seconde du lycée, ajouta Shintarou en venant au secours de son rival. Je viens de consulter les autres résultats. Le premier en seconde année à 94% et en troisième année 95%.


    Sans écouter davantage leurs paroles, Yoko les écarta de son chemin d'un coup de coude au ventre ou à l'abdomen et se planta devant la large masse du lycéen géant.


    - Pourquoi tu bats toujours les autres comme ça ?


    - Je n'y peux rien si l'on ne sait pas me battre.


    - Tu es le meilleur en cours et en sport et tu n'y es pour rien ? Parce que les autres sont faibles ? C'est ce que tu penses ? explosa Yoko dont les yeux brillaient de fureur dans l'obscurité.


    - Ce n'est pas ma vision des choses, nia Rentarou. Je pense que personne n'est faible et n'importe qui peut être bon en un domaine. Il suffit juste de le vouloir et de travailler pour atteindre son but.


    - Il y a toujours un fort et un faible, assena t-elle. Quelqu'un comme toi qui écrase les autres !


    - Je n'écrase pas les autres, protesta t-il outré de cette accusation.


    - Bien sur que si ! Tu es injuste ! Les personnes si douées sont injustes ! Inhumaines !


    Le mot injuste résonna plusieurs fois dans l'esprit du jeune homme aux cheveux de jais. Ses poings se contractèrent. Sa respiration siffla, devenant un peu haletante même.


    - JE NE SUIS PAS INJUSTE !


    Face aux accusations grossières de la jeune fille, Rentarou avait oublié en quelques secondes tous ses principes, tous ses repères habituels. Pour preuve, il venait d'utiliser sa voix sans le moindre contrôle. Le volume était monté si fort que le hurlement s'entendit jusqu'au parc attenant au lycée.


    - J'essaie juste d'être moi-même et d'être aussi en accord avec les autres ! Je ne veux pas être meilleur que les autres ! Je n'ai rien demandé à personne !


    - Plutôt facile à dire, déclara Yoko en lui adressant toujours un profond regard noir.


    - Ouais, facile à dire ! Moi, je te dis que je veux juste être normal ? Tu piges ? NORMAL ! Mais évidemment c'est le genre de choses qu'on ne comprend pas ! Vu que je suis super costaud, on pense que je suis juste un type sans cervelle qui frappe les autres quand il a des problèmes !


    - Rentarou … , murmura Kou qui se tenait en retrait, les yeux baissés vers le macadam de la cour.


    - Pareil avec le tennis ! Au début, je voulais juste jouer et m'intégrer à un groupe ! J'ai pas demandé à être un grand joueur invincible ! Je voulais juste des copains ! Parce évidemment il fallait encore que je me distingue !


    - Mais Rentarou … , commença Shintarou, les sourcils froncés, qui tenta de protester mais sa réplique fut couverte par la voix de stentor de son camarade.


    - J'en ai marre de voir les autres surpris chaque fois que j'ouvre la bouche ! J'ai jamais joué au tennis et je peux battre des gens qui y jouent depuis leur enfance ! Peut-être que c'est pas juste mais j'y peux rien ! J'ai rien demandé moi ! Je suis juste né comme ça ! Et comme n'importe qui dans ce monde, j'ai pas demandé à naître !


    - Tu crois qu'il … ? chuchota Tyro mal à l'aise à Seiichi.


    Le frêle adolescent aux cheveux ébènes ne lui répondit pas. Il ne cessa d'écouter les reproches que leur meilleur ami déplorait et se reprocha de n'avoir jamais su comprendre ses souffrances.


    - Pareil pour les cours ! Tu crois que c'est facile d'entendre tout le temps que tu es le meilleur ? Si tu fais la moindre erreur, les autres ne te ratent pas et se moquent de toi ! Ou les autres fois, ils pensent que tu es tellement intelligent que tout vient naturellement, sans effort !


    - C'est l'impression exacte que tu donnes de toi, rétorqua Yoko qui ne décolérait toujours pas.


    - Il n'y a rien qui ne vient jamais sans effort ! Tout a un prix ! Si j'obtiens de bonnes notes et je gagnes des matches, c'est parce que je travaille ! Dur !


    - Tu insinues que je ne travailles pas ?


    - J'ai pas dit ça ! Je dis que moi aussi j'ai besoin de travailler pour être ce que je suis ! C'est vrai que j'ai un don avec ma mémoire très performante … Mais ça ne remplacera jamais le travail !


    - Mais moi aussi je travaille ! Très dur ! Beaucoup plus que toi ! Moi, je n'ai pas de loisir à côté ! Je ne m'occupe pas de jouer à la baballe ou de trainer avec des imbéciles !


    Si dans son énervement, les inhibitions de Rentarou s'étaient levées une à une, il réagit toutefois au mot que la jeune fille venait d'utiliser pour qualifier ses amis. Cependant dans son état, cela ne servit qu'à augmenter sa colère.


    - Tu n'es qu'une égoïste ! A part toi, personne ne compte à tes yeux, n'est ce pas ?


    - Effectivement, reconnut Yoko qui ne sembla pas affectée d'être traitée d'égoïste. Dans ce monde, nous sommes continuellement seuls et il faut seulement compter sur soi pour avancer.


    - C'est vraiment à cause de gens comme toi que ce monde se dégrade !


    - Qu'est que tu veux dire ? réclama t-elle sur la défensive.


    - Puisque tu es une élève si modèle, tu dois connaître tes cours d'Histoire. Mais je vais te rappeler. C'est en 2020 que le stupide ministre Takahashi Kouichi a eu l'horrible idée de supprimer toute aide aux personnes pauvres de ce pays ! Sa théorie : que les gens se débrouillent eux-mêmes pour régler leurs problèmes ou crèvent ! Pour les laisser crever loin de ceux qui ont réussi, son successeur a même transformé les quartiers Nord de chaque ville en zone à loyer très bas pour déplacer les masses laborieuses et pauvres ! Évidemment ceux de Tokyo ont été triplé pour éviter qu'ils y restent et donnent une mauvaise image de la capitale !


    Suite à cet énoncé de faits historiques, Yoko demeura silencieuse un instant, le visage imperturbable et sévère. Elle leva ensuite sa tête vers son interlocuteur.


    - Je ne vois pas le rapport avec moi.


    - Tu es comme ces gens ! Tu préfères ta propre vie sans penser aux autres ! Ils peuvent crever devant toi, tu ne feras rien !


    - Ce n'est pas vrai, s'écria t-elle en révélant pour la première fois un trouble sur son visage.


    - Évidemment que si ! Tu es égoïste et tu ne penses qu'à toi !


    Se retrouvant en position de faiblesse, Yoko se mordit les lèvres rageusement. Rien de son plan ne fonctionnait correctement. Encore une fois, Satsuma Rentarou réussissait à l'emporter sur elle.


    - Ton silence en dit long. Tu sais que j'ai raison.


    Alors qu'il prononça ces mots, le lycéen géant sentit ses lunettes glisser légèrement sur son nez. Par pur réflexe, son bras gauche bougea pour les replacer correctement. Dans ce mouvement du corps quasiment involontaire, sa tête se mouva elle aussi et se baissa de quelques centimètres.


    Il le vit alors.


    Son bras droit était tendu et fléchi, comme s'il était prêt à donner un coup de poing à quelqu'un. Rentarou connaissait parfaitement ce geste. Chez lui, cela indiquait sa colère défoulée sur un tiers. Une attitude qu'il s'était pourtant juré de ne plus jamais reproduire.


    Lorsqu'il prit conscience de son emportement, l'adolescent cessa de parler. Son corps demeura immobile. Autour de lui personne ne s'exprima non plus. Seule Yoko l'observa avec méfiance, s'apprêtant visiblement à répondre aux accusations préalablement lancées.


    Lentement, il se força à baisser le bras droit. Celui-ci se baissa lentement, lentement, très lentement. Rentarou serra fort, très fort, ses deux poings. Il s'obligea à se concentrer sur sa colère et à la repousser le plus loin possible.


    Mais le lycéen géant savait en même temps que c'était impossible. Même si les choses dites précédemment étaient horribles à entendre, son esprit les pensait sincèrement. Chaque mot prononcé renvoyait aux sentiments éprouvés actuellement et à d'autres moments de son existence.


    Si pour le moment, il avait retrouvé plus ou moins sa lucidité, Rentarou savait que ce serait pour très peu de temps. Dès que Yoko répliquerait à nouveau, sa colère reviendrait immédiatement.


    Les yeux dirigés vers un point éloigné situé quelque part dans l'obscurité de la cour, le jeune colosse méprisait cette solution. Seuls les lâches fuyaient. Il n'en était pas un. Il ne voulait pas en être un. Mais plus que tout, Rentarou souhaitait ne pas blesser les autres.


    Sans accorder un regard à ses compagnons, et encore moins à sa rivale, il piqua un sprint et atteignit en quelques foulées le bâtiment de vie scolaire dans lequel le garçon s'empressa de disparaître.


    - Quel lâche, commenta cyniquement Yoko avec fierté. Il savait qu'il avait tort et a refusé de m'affronter davantage.


    Se sentant déjà embarrassé par les paroles qu'avaient dites plus tôt Rentarou, Tyro n'accepta pas du tout le commentaire traitant son ami de lâche. Cela l'agaçait déjà quand il entendait quelqu'un insulter une personne dans son dos mais il en fut encore plus horripilé maintenant. La victime n'était plus un inconnu mais son meilleur ami.


    Cependant le tennisman n'eut le temps de ne rien faire. Avant que le jeune homme n'ait fait un pas ou ouvert la bouche, une main s'abattit avec violence en direction de Yoko et la gifla à la joue droite. Celle-ci ferma les yeux par réflexe, sa tête basculant doucement en arrière à cause de l'impact.


    Lorsque la jeune fille rouvrit les yeux une seconde plus tard, une main frottant sa joue endolorie, elle chercha son agresseur. Ce qu'elle vit la stupéfia.


    Face à elle se dressait Murakami Mari, la meilleure amie de Yoko. Jusqu'à présent, personne ne l'avait repéré. La métisse s'était pourtant toujours trouvée près d'eux mais le noir de la nuit naissante et la dispute les avaient empêché de remarquer sa présence.


    - Mari-chan ? bégaya t-elle. Pourquoi ?


    - Je crois que tu en as assez fait pour aujourd'hui, décréta la jeune blonde. Rentrons !


    - Mais … , commença Yoko.


    Si la situation avait été différente, s'il ne s'inquiétait pas pour son ami, Tyro aurait pris un grand plaisir à savourer cette scène. Ce n'était pas tous les jours que la chance permettait de voir la vice-présidente des étudiants se conduire comme une petite fille d'une dizaine d'années. Toute sévérité avait disparu de son visage pour laisser place à l'incompréhension.


    - On rentre j'ai dit, lui intima Mari qui ne plaisantait pas.


    Ne cherchant même pas à discuter l'injonction qui lui était donnée, Yoko capitula et suivit son amie. Les deux filles quittèrent rapidement la cour. Peu après, Kou, Takaishi et Shintarou décidèrent de partir eux aussi. Le diner était passé depuis au moins une heure. Kou ne voulut pas tarder pour rentrer et les deux autres commencèrent à avoir faim eux aussi.


    - Comment ils peuvent penser à leur estomac dans un moment pareil ? bougonna Tyro.


    Écoutant à peine son camarade, Seiichi s'était adossé au mur depuis tout à l'heure et ne pipait pas un mot. Il se contentait de réfléchir en boucle.


    - Ca se voit que Rentarou ne va pas bien ! Mais vraiment ! Il a besoin d'aide ! Ce n'est pas avaler un bol de riz qui l'aidera ! D'ailleurs, j'y vais !


    Même s'il se montrait souvent très bavard, Tyro ne se contentait pas que de parler. Il agissait. Le garçon ne comptait pas rester indéfiniment dans cette cour sans avoir de nouvelles de son meilleur ami.


    - Arrête !


    Sortant du mutisme dans lequel il s'était réfugié, Seiichi releva la tête. Il disparut en une seconde et réapparut juste devant Tyro pour lui barrer la route.


    - Tu ne veux pas aider Rentarou ? s'énerva t-il en donnant un coup de poing dans la poitrine de son ami qui ne s'en défendit même pas.


    - Évidemment que je veux lui apporter mon soutien, répliqua Seiichi d'un ton plus sec qu'il ne l'aurait voulu. Cependant Rentarou doit être trop en colère pour nous entendre. Laissons-le se calmer tout seul une demie-heure et nous irons voir comment il va.


    L'argument toucha l'adolescent. Celui-ci se calma peu à peu. Il se détourna de son compagnon pour ne pas montrer son visage qui exprima sa souffrance.


    - Pourquoi je ne suis jamais capable de voir quand il ne va pas bien ? reprit Tyro d'une voix monocorde. En fait, je ne sais pas aider les autres. Je m'amuse avec tout le monde mais je ne devine jamais leurs problèmes.


    - Tyro, arrête ça, implora Seiichi qui désapprouva son attitude pessimiste.


    Comme s'il n'avait pas entendu la voix de son ami, le jeune homme se déplaça de quelques pas, la mine basse, les mains dans les poches.


    - Peut être que je suis comme Yoko-chan en fait, continua Tyro. Je suis égoïste. Je ne pense pas aux autres. Je ne me soucie que de moi.


    Désemparé devant la déprime soudaine du garçon le plus dynamique qu'il eut jamais rencontré, Seiichi se demanda comment l'aider à se sentir mieux. Il songea que celui-ci avait besoin d'un électrochoc. Son esprit se rappela alors de la gifle reçue par Yoko.


    Sans hésiter, le jeune ninja s'approcha de son ami. Il leva sa main et la claqua suffisamment fort sur sa joue. Tyro poussa un cri fort suite au coup puis se massa longuement la partie touchée.


    - T'es fou, s'insurgea Tyro qui avait retrouvé son aplomb. Ca fait mal !


    - Je regrette, s'excusa automatiquement Seiichi. Cependant tu te reprochais ce qui vient d'arriver. Or, cela n'a rien à voir. Nous n'y pouvons rien si Rentarou ne nous dit pas tout ce qu'il pense.


    - Ca fait mal d'entendre tous ces reproches, avoua Tyro en baissant le regard.


    - Je ne pense pas qu'il en a après nous deux, assura Seiichi. Je crois qu'il a parlé en général. Il est probable que ce qui a sorti tout à l'heure est resté enfoui de longues années en lui.


    - Tu veux que c'est comme une bombe qui reste cachée sous le sable qui remonte avec le temps et finit par exploser ?


    Seiichi sourit de cette amusante comparaison. Il donna simplement un hochement positif de la tête puis proposa ensuite d'aller voir la professeur titulaire de Tyro. cela permettrait d'obtenir le détails de ses résultats et d'organiser ses révisions en vue du rattrapage ayant lieu Dimanche.


    Derrière la porte de la salle de Littérature, l'adolescent aux cheveux ébènes écouta l'enseignante faire un sermon à son ami puis lui donner des conseils pour réussir cette fois les matières auxquelles il avait échoué.


    Quand Tyro sortit, il lui prit des mains la feuille sur laquelle était inscrite dans le détails toutes ses notes. Seiichi la parcourut avec grande attention et lut également le commentaire que chaque professeur y avait donné. Plus son regard descendit vers le bas, plus son visage grimaça.


    - Comment tu fais pour avoir des résultats pareils ?


    - Je coche les réponses sur ma feuille, répondit Tyro avec nonchalance.


    Préférant ne pas insister sur ce sujet ce soir, Seiichi proposa d'aller voir enfin leur ami commun. La demie-heure prévue initialement s'était étirée à une heure tant l'entretien entre Tyro et son professeur avait duré.


    En rentrant dans la chambre de leur ami, la première chose qui frappa fut le désordre qui régnait dedans. Certes Rentarou n'était pas un maniaque de la propreté mais pas à ce point. Si les chemises et tee-shirts qui jonchèrent sur le sol ne les dérangèrent pas le moins du monde, ce ne fut pas le cas pour les livres. En se baissant pour prendre un des ouvrages sur le plancher, Seiichi devina combien son ami devait être perturbé. Il possédait un respect trop important pour les livres pour les laisser s'abimer. Le jeune ninja remarqua aussi que l'une des deux étagères avait basculé et en déduisit que cela expliquait la chute des ouvrages.


    - Je ne voulais pas dire tout ça, s'éleva soudainement la voix très basse de Rentarou.


    Assis contre la tête du lit, son corps massif replié sur lui-même, ses jambes ramenés contre son torse, il évita de croiser le regard de ses amis.


    Le regard triste, un peu humide, Tyro crut se voir à la place de son ami. Il se demanda combien de fois il s'était empressé de se réfugier dans sa chambre et se mettre dans cette position, cherchant à se protéger ou à fuir contre les agressions extérieures.


    Lentement, mais surement, il s'avança vers le lit et s'assit sur le bord.


    - En théorie, on demande si ça va mais on connait la réponse. Donc autant économiser ma salive car on sait que tu ne vas pas bien, n'est ce pas ?

     

    - Si, je vais bien, se défendit Rentarou un peu mollement.


    En se relevant, Seiichi déposa machinalement le livre dans ses mains sur la commode et s'approcha de ses amis. Il s'adossa au mur, juste à côté du lit.


    - Tu te souviens de ce que je t'ai dit peu après la rentrée ?


    - Sur quel sujet ?


    - Je t'avais dit à l'époque que tu souffrirais si tu continues à chercher à gagner l'amitié des autres en conservant tes valeurs.


    - Mais je ne veux pas y renoncer ! Ni à l'un ni à l'autre !


    Dans son cri, Rentarou se redressa vivement. Son visage exprima désormais de la résolution et la fougue.


    - Comme je t'avait déjà dit, je te trouve cool à agir ainsi, poursuivit Seiichi plus amicalement. Les autres ne le voient pas ainsi, par contre.


    - Mais je trouve moi aussi Rentarou cool et sympa, protesta Tyro.


    - Tu ne te soucies jamais de l'image que tu donnes, Tyro, comme celle que dégage tes amis t'importe peu aussi, continua Seiichi.


    - Je ne me sens pas cool du tout, soupira Rentarou.


    Se sentant complètement perdu, l'adolescent aux lunettes sombres ne savait plus où il en était. Comme il l'avait dit, il essayait plus que tout de s'intégrer et de paraître le plus normal que possible. Si seulement il pouvait se débarrasser de tous ses talents.


    - Tes dons font partie de toi, Rentarou, énonça Seiichi comme s'il lisait dans ses pensées. Tu ne peux ni les retirer ni les refuser.


    - Pourquoi tu dis ça ? s'intrigua Rentarou en plissant son front.


    - Parce que je connais un peu ce sentiment, révéla Seiichi. Des entrainements que j'ai pratiqué intensément, j'en ai retiré des sens aigus. Ma vue, mon ouïe et mes réflexes sont devenus plus performants que chez n'importe quelle personne.


    - Et ? s'enquit Rentarou vivement intéressé.


    - Je me suis protégé des médisances des autres en renforçant ma carapace. Je ne prête pas attention aux paroles que j'entends sur moi et tu devrais en faire autant.


    - Il faut qu'il fasse comme moi, intervint Tyro. Tout le monde dit que je suis bête mais je n'en formalise pas plus que ça !


    - Normal puisqu'il s'agit de la vérité, le piqua Seiichi qui ne résista pas à une réplique aussi facilement contrable.


    Cette petite plaisanterie réussit à dérider Rentarou qui poussa un léger éclat de rire.


    - Mes dons me viennent sans rien demander. Je n'arrive même pas à savoir d'où je les tire. Je suis bon en sports, très costaud, grand, athlétique et doué pour les études mais je ne sais pas d'où tout ça vient.


    - En théorie, de tes parents, s'exclama Tyro en toute insouciance.


    Cette phrase, apparemment anodine, fâcha à nouveau Rentarou. Il se mit debout et effectua quelques pas devant lui. Il n'osa pas parler. Son cœur souffrit énormément comme si une main invisible s'était plongée dans sa poitrine pour le broyer.


    - Ta mère n'a pas l'air très sportive, jugea Seiichi en contemplant la photo sur la table de chevet. Tu as donc reçu ton don en sports, ta force et ta taille de ton père.


    - C'est pour ça que j'en veux pas de ces dons, bougonna Rentarou en s'accroupissant.


    - Tu as un problème avec ton père ? fit Tyro.


    - Je déteste mon père, murmura Rentarou.


    Les poings martelant le sol, ses jambes étaient tombées sur le plancher. Il souffla péniblement en pensant à ce père qu'il haïssait plus que tout.


    - Tu as des rapports conflictuels avec ton père … , commença Seiichi.


    - Je n'ai aucun rapport avec mon père, le coupa vivement Rentarou. Il a abandonné kaasan avant ma naissance !


    - Tu n'as jamais connu ton père alors, admit Tyro peiné.


    - Je l'ai vu une fois, entrevu. Il est revenu quand j'avais quatre ans, mais est reparti aussi vite en m'ayant fait une petite sœur.


    - Ouais. J'aurais moi aussi envie de détester quelqu'un comme ça, songea Tyro.


    - C'est pour ça que je ne veux rien de lui, continua Rentarou avec hargne. Kaasan me disait que je ressemble à mon père, surtout mes yeux ….


    - Voilà pourquoi tu tiens tant à tes lunettes, comprit Tyro.


    - Recevoir des dons d'une personne n'implique pas être comme elle, objecta Seiichi. Tu ressembles peut-être physiquement à ton père mais tu n'as pas été élevé par lui. Or, c'est l'éducation qui fait de toi ce que tu es.


    - Tu veux dire l'école ? Les cours, les clubs et tout ça ?


    - L'école t'instruit en culture. Ceux sont les parents qui t'éduquent et t'enseignent les valeurs qui leur sont chères et qui deviennent les tiennes.


    - Tu veux dire …ce que kaasan m'a appris ?


    Surpris par ce coup de théâtre si inattendu, Rentarou se redressa et se retourna.


    - C'est bien elle qui t'a élevé, non ? lui répondit Seiichi en haussant les épaules d'un air faussement désinvolte.


    - Je ne me sens pas vraiment prêt à l'accepter, confessa Rentarou en baissant la tête.


    Plongé dans les obscurs et ténébreux souvenirs de son passé, le lycéen géant garda le silence. Encore troublé, il se demanda comment avancer à nouveau. Seiichi ne parla pas non plus, les yeux fixes et immobiles, le corps tendu. Tyro aussi ne dit rien mais la situation l'agaça. Il se laissa tomber dans le lit en soupirant.


    - C'est dur de vivre …


    Toujours sans prononcer une seule parole, ses deux camarades dirigèrent leurs regards vers la silhouette qui venait de s'écrouler dans le lit, les jambes trainant encore sur le sol.


    - Je me demande si nos parents réalisent à quel point ça fait mal de se poser des questions sur soi et les autres … Je crois qu'ils sont égoïstes. Ils font des enfants et profitent de leur présence tant qu'ils le peuvent sans se rendre compte s'ils sont malheureux ou non.


    - Par égoïsme, tu devrais dire pression sociale, corrigea Seiichi. La civilisation humaine s'est organisée ainsi depuis des millénaires à façonner son espèce pour ne pas connaître son extinction.


    Rentarou rit de la vision de son ami. Il n'avait pas beaucoup de réponses à apporter à ces questions. Le jeune homme aux cheveux de jais avait déjà du mal à répondre aux siennes. Cependant les idées de Seiichi ne lui paraissaient pas du tout crédibles.


    - C'est parce que nos parents se sont aimés qu'ils nous ont conçu, déclara t-il.


    - Tu penses ça ? s'étonna Tyro en redressant juste la tête.


    - Même si je n'aime pas mon père, je ne peux nier ce fait, reprit Rentarou. Mes parents s'aimaient. Kaasan a toujours été amoureuse de lui et me l'a répété jour après jour.


    - Comme toujours, tu as un raisonnement unique, dit Seiichi.


    Baissant la tête, Rentarou se souvint de ces moments où il se disputait avec sa mère.

     

    ***



    - Toosan ne reviendra pas, bouda le petit Rentarou de cinq ans.


    Assise sur le sol, Asuka s'affairait à repriser les habits avec des accrocs. Toutefois, elle s'interrompit dans son ouvrage en entendant les propos de son jeune fils. La jeune mère posa la chemise sur laquelle ses doigts oeuvraient sur une petite couverture blanche et s'approcha de lui.


    - Toosan va revenir très bientôt, lui promit-elle.


    - Dans quatre ans pour que Mayu-chan soit grande sœur ? lança méchamment le petit garçon.


    - Toosan est occupé actuellement, Ren-chan, reprit Asuka en durcissant son ton. Il reviendra quand il le pourra. En attendant, nous devons juste des efforts et le soutenir par la pensée.


    - Ah oui ? Et il fait quoi pour nous ?


    - Eh bien, il nous aime très fort, assura la jeune femme.


    - Et les gens qu'on aime on les abandonne ? insista Rentarou sans la moindre amabilité.


    - Écoute, Ren-chan, si tu es né, c'est parce que toosan et kaasan s'aiment très fort et c'est pareil pour Mayu-chan, reprit Asuka en conservant son calme. Tu lui dois au moins le respect.


    - C'est kaasan qui m'a porté dans son ventre neuf mois et qui n'a jamais cessé de travailler pour me nourrir, m'habiller et me rendre heureux, rappela Rentarou. Je ne dois rien à toosan !


    - Ren-chan, murmura Asuka d'un regard triste.

     

    ***


    Intérieurement, il se reprocha d'avoir causé de la peine à sa mère. Rentarou avait beau savoir qu'il n'était qu'un jeune enfant à l'époque et ne comprenait pas tout aux difficultés de la vie, cela ne l'empêchait pas de culpabiliser.


    - Qu'importe la raison de pourquoi on nait, ça fait mal, dit Tyro.


    - Qu'est que tu ressens ? s'intéressa Rentarou.


    L'adolescent lymphatique prit son temps pour réfléchir à la question et poser un nom sur les sentiments ou les choses qui le troublaient le plus.


    - Ca fait une sensation bizarre à la poitrine, comme si je recevais un coup de poing en permanence. Ca n'arrive pas toujours. Il y a des fois où je me sens bien, très bien même. Je suis heureux.


    Il s'interrompit à cet instant et se redressa en cherchant ses mots pour poursuivre.


    - Mais à d'autres moments, je me sens super mal. J'ai envie de fuir, de me cacher. J'ai peur. Il y a des fois où je ne sais même pas pourquoi. Parfois, je veux hurler mais j'arrive pas. J'ai l'impression qu'un truc est coincé dans ma gorge et m'empêche de parler.


    Malgré lui, Rentarou sourit. Il se reconnut avec chaque mot dit par Tyro. Tous ensemble, ils résumèrent ses angoisses, ses doutes et ses craintes. Quelque part, le lycéen géant se sentit soulagé d'entendre quelqu'un éprouver des émotions similaires aux siennes. Il s'assit auprès de son ami.


    - Vous êtes encore chanceux, intervint Seiichi en conservant son regard fixe. Pour être sincère, je suis jaloux. J'aimerai être capable de dire mes émotions, pleurer, rire ou être en colère. Cependant il s'agit là de choses qui me sont impossibles.


    En disant ces paroles, l'adolescent ax cheveux ébènes ne montra aucun signe extérieur sur son visage si pâle. Il demeura aussi ferme et impassible qu'à l'accoutumée.


    - Seiichi … , murmura Rentarou.


    - Tu sais te fâcher, rappela Tyro qui subissait constamment les sermons de Seiichi.


    - Me fâcher en gardant un visage toujours impassible, un regard fixe. Je porte un masque en permanence pour me protéger depuis que je suis petit et je ne peux plus le retirer.


    Quand il s'arrêta de parler, Seiichi sourit alors à ses deux amis :


    - Mais je vais bien ainsi. Ne vous inquiétez pas.


    - Tu es sur de toi ? Parce que là, ça ressemble vraiment un gros coup de déprime, fit Tyro anxieux.


    - Tout va bien, je vous assure. Je sauterai seulement quand je serais à bord du train qui me ramènera à la maison familiale une fois que je serais diplômé, ajouta Seiichi avec indolence.


    La réaction suite à une telle déclaration ne tarda pas. Rentarou avala si fort sa salive qu'il manqua de s'étrangler. Il toussa ensuite si fort qu'il donna l'impression de s'être soudainement enrhumé. Tyro fut beaucoup plus calme mais tout aussi choqué. Il se contenta d'écarquiller ses yeux autant qu'il le put et d'ouvrir en grand la bouche sans pouvoir la refermer pendant une bonne minute.


    Quand les mots parvinrent finalement à sortir :


    - Tu es sérieux ?


    - C'est une blague ou quoi ?


    Retrouvant son habituel sourire moqueur, Seiichi fit quelques pas vers eux. Il replaça une mèche qui lui était tombé sur son front avant de leur répondre.


    - C'est tellement facile de vous avoir. Vous gobez toujours tout ce que je raconte que je n'arrive pas à m'empêcher d'en rajouter toujours plus.


    - C'est vraiment pas drôle comme plaisanterie, s'offusqua Tyro. J'ai vraiment eu peur.


    - Et moi j'ai manqué de mourir, se plaignit Rentarou.


    Seiichi sourit encore une fois à deux compagnons qui râlaient maintenant après lui pour sa stupide plaisanterie. En vérité, il la pensait sérieusement cette plaisanterie. Mais le jeune ninja ne leur dirait jamais. Il voulait vivre trois années de liberté totale. Il serait encore temps de décider dans deux ans et demi s'il accomplirait réellement cette idée ou si elle resterait un simple fantasme.


    Pour l'heure, Seiichi refusait de laisser son esprit lui rappeler ses parents et le fait qu'il serait condamné à rester pour toujours sous leurs directives à la fin du lycée. Il chassa alors ces mauvaises images de sa tête en claquant dans ses mains énergiquement.


    - Ce n'est pas tout mais nous avons du travail, annonça t-il d'un ton ferme et résolu.


    - Pourquoi ? Les examens sont finis, rappela Tyro en baillant avec ennui rien qu'à ce souvenir.


    - Parce que tu dois passer le rattrapage, reprit Seiichi avec sévérité.


    - Ca ira, Seiichi, assura Tyro qui n'aimait pas du tout la tournure prise par la conversation.


    - Vraiment ? fit Seiichi sarcastiquement. Tu as obtenu 45% en Japonais, 14% en Littérature, 25% en Histoire et 32% en Géographie.


    Devant l'énoncé des résultats de leur ami, Rentarou grimaça. Il ne s'imagina même pas obtenir de pareilles mauvaises notes. Le jeune homme aux cheveux de jais serait totalement honteux de récolter un 79%. A part en Anglais pour des raisons évidentes, bien sur.


    - Tu oublies 95% en Maths, Anglais pareil et Chimie 85%, objecta Tyro en reprenant son relevé de notes. Ah oui, j'oubliais : 99% en Informatique !


    - Si j'étais à ta place, Tyro, je ne citerai pas mes bonnes notes, intervint Rentarou d'un ton désapprobateur.


    - C'est important de conserver un bon moral, se défendit Tyro.


    - Sauf que tu as échoué à plus de la moitié de tes matières importantes, ajouta Seiichi très strict.


    - J'ai un mauvais pressentiment …


    - Alors tu vas appeler tout de suite tes parents et leur dire que leur gentil fiston va passer la nuit à étudier avec ses amis, lui intima Seiichi. Nous n'avons même pas vingt-quatre heures pour te faire intégrer tout ce que tu ne sais pas.


    - Mauvaise idée, Seiichi, intervint Rentarou en se relevant du lit. Il pourrait fuir si on le laisse sans surveillance.


    Tournant la tête vers le lycéen géant, Tyro soupira. Ses meilleurs amis le connaissaient un peu trop bien. Il craignait le pire pour cette horrible et longue soirée en perspective.


    - Vas téléphoner alors, proposa Seiichi. Tu ramèneras aussi à manger pour nous deux. Le Tyro, nous le nourrirons seulement s'il consent à faire des efforts.


    - C'est pas du tout comme ça que j'imaginais la super fiesta de fin d'examens, se lamenta Tyro tandis que Seiichi l'assit devant le bureau et ouvrit un livre devant lui.

     

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