• Chapitre 21


    Deux journées s'écoulèrent encore avant de parvenir à ce week-end que Rentarou attendait impatiemment depuis le début de la semaine. Après la séance d'entrainement au club de tennis, le trio quitta ensemble l'enceinte du lycée pour se rendre à la maison de Tyro.


    En pénétrant dans le vestibule, Rentarou s'apprêta à rejoindre directement le couloir mais aperçut Seiichi qui s'accroupit au sol. Celui-ci retirait ses chaussures. Il s'immobilisa et remarqua Tyro prendre une paire de pantoufles du placard et la tendre à son camarade. Le jeune ninja constata à ce moment que le lycéen géant était encore chaussé de ses baskets.


    - N'enlèves-tu pas tes chaussures ?


    - Je ne le fais jamais, dit Rentarou un peu perdu.


    - C'est pourtant la tradition japonaise de retirer ses chaussures lorsque nous entrons dans un bâtiment, rappela Seiichi dont la voix monta d'un octave. Il est déjà inhabituel que notre lycée nous laisse porter les chaussures de notre choix.


    Tandis que l'adolescent aux cheveux ébènes haranguait les vertus des traditions japonaises ancestrales, Tyro réalisa qu'il n'avait jamais prêté attention au fait que Rentarou avait toujours conservé ses chaussures dans sa maison et s'empressa de prendre une seconde paire de chaussons pour les passer à son ami. Celui-ci s'assit au sol et commença à défaire ses baskets.


    - Ta mère ne t'a jamais appris à le faire ? le questionna Tyro. Et à l'école ?


    - L'appartement où nous vivions n'était pas chauffé. Pour m'éviter d'avoir froid, kaasan ne voulait pas que je marche sans chaussures. Et plus, j'ai toujours eu qu'une paire de chaussures.


    - Moi, j'ai du prendre une douzaine de retenue en première année de primaire pour apprendre à retirer mes chaussures à l'école, se plaignit Tyro.


    - Chez moi, il n'y a jamais de chauffage et les portes sont souvent laissées ouvertes pour entrer le froid. Nous marchons pieds nus sur le parquet ou sur les pierres plates.


    Ayant terminé sa besogne, l'adolescent aux cheveux ébènes se releva et s'écarta pour laisser davantage de place à ses deux compères. Il pensa à nouveau à la maison glaciale de son enfance et à sa faible condition de santé. Du début de l'automne jusqu'à la fin du premier mois printanier, Seiichi attrapait au minimum un rhume par mois. Il souffrait aussi fréquemment de pneumonies. Malgré tout, le jeune homme s'en était toujours tiré et avait su vaincre sans médicaments et sans repos ses infections. Souvent, cette résistance le stupéfiait mais il réalisait que les épreuves que son père lui imposait continuellement le formait à devenir un survivant. Sa force mentale devenait son arme principale lui permettant de triompher des obstacles dressés sur sa route. S'il avait été un enfant ordinaire, il n'aurait survécu à aucune de ses fréquentes maladies respiratoires.


    - Montons dans ma chambre, décida Tyro quand ils eurent tous mis des chaussons.


    Le trio d'adolescents s'engagea dans le couloir principal et s'apprêta à prendre l'escalier quand une voix très tendre fit irruption depuis la cuisine.


    - Taka-chan, tu es rentré, mon chéri ?


    En temps ordinaire, Tyro se plaignait toujours d'être trop petit. En ce moment, il aurait plutôt souhaiter rapetisser jusqu'à devenir assez minuscule pour entrer dans un trou de souris et s'y cacher. Comme il détestait ce diminutif ridicule ! A contrecœur, le garçon fit demi-tour et alla vers la cuisine, suivi par ses deux compagnons.


    Debout face à un plan de travail où elle préparait une salade, Sakumai Sayuri, la mère des cinq petits diables de la maison comme elle les nommait, était une belle femme proche de la quarantaine. A l'exception de ses très longs cheveux châtains foncés ondulés, elle ressemblait trait pour trait à son fils cadet.


    A la table de la cuisine, la benjamine, une petite fille rousse qui n'avait pas plus de huit ans, apprenait une leçon. Cependant son attention se dissipa bien vite quand elle vit son frère entrer en compagnie de Rentarou et d'un autre garçon qu'elle ne connaissait pas. Son regard fixa longuement ce dernier.


    - Il est trop mignon ton copain aux cheveux longs, Taka-niichan !


    - Ta journée s'est bien passée, mon Taka-chan ? demanda Sayuri en souriant chaleureusement.


    Habituellement, Tyro ne manifestait aucune émotion extérieure à l'égard de ce comportement maternel mais en présence de ses amis, il trouvait cela très gênant de passer pour un bébé. Tandis que l'adolescent se couvrit le visage avec sa main de honte, Rentarou et Seiichi ne purent s'empêcher de le jalouser. Pour le premier, cette quadragénaire lui rappelait le sourire et la chaleur de sa mère et le second regretta de jamais connaître ces démonstrations d'affection.


    - Alors ceux sont des amis ? s'enquit la mère de famille en fixant les deux adolescents derrière son fils. Je me souviens bien de Rentarou-kun mais je ne connais pas le second.


    Cette simple phrase déclencha un véritable signal dans la tête de Seiichi qui s'avança d'un pas et s'inclina respectueusement du buste.


    - Je m'appelle Shiromiya Seiichi. Enchanté de faire votre connaissance.


    - T'es pas obligé de laver le sol avec tes cheveux, rigola Tyro.


    - Se présenter correctement est signe d'une bonne éducation, répliqua Seiichi.


    - Tu as des amis vraiment très bien élevés, Taka-chan, constata Sayuri aussi fière d'elle-même que de son fils dans le choix de ses fréquentations.


    - Ils pourront peut-être lui apprendre à mieux se comporter. En tous les cas, Seiichi-kun est un garçon idéal. Il est mignon et bien élèvé. J'aimerais bien avoir un petit ami comme lui plus tard.


    Serrant les poings derrière son dos, Tyro foudroya du regard sa soeur et songea que la benjamine de sa fratrie avait beaucoup de chance que leur mère soit présente dans la pièce. Autrement, il se serait déjà précipité pour défaire ses deux petites couettes et emmêler sa chevelure.


    - J'ai un truc à faire, annonça Tyro en se tournant vers ses amis. Montez à ma chambre ! Je reviens tout de suite !


    Sans leur laisser le temps de réagir ni de protester, il partit en trombe. Rentarou et Seiichi échangèrent un bref regard de connivence pour se dire silencieusement que leur camarade ne savait absolument tenir en place puis quittèrent la cuisine. Ils gravirent les marches du premier escalier, traversèrent le couloir du premier étage et ascensionnèrent jusqu'au second étage.


    Parvenu sur le palier, Rentarou alla prendre l'échelle et la posa contre le plafond ce qui ne manqua pas de surprendre son compagnon.


    - N'allons-nous pas à la chambre de Tyro ?


    Le lycéen géant voulut répondre à sa question mais Kenichi, qui venait d'ouvrir la porte de sa chambre, ne lui en laissa pas le temps.


    - Les petits animaux, il faut toujours leur trouver une place où on est certain qu'ils ne causeront ni dégâts ni ennuis.


    - Mais nous parlons de Tyro. Il me semble que celui-ci est un être humain. Pas un animal.


    Très amusé, l'aîné des Sakumai se retint difficilement de ne pas rire.


    - Dans le cas de mon frère, je n'ai jamais vu la différence entre les deux.


    - KENIICHAN !!!! cria la voix de Tyro depuis l'étage inférieur. TU N'AS PAS INTÉRÊT A TE MOQUER DE MOI DEVANT MES AMIS !!!


    - A force de venir ici, je me dis que Tyro n'est pas si bizarre, souffla Rentarou amusé à Seiichi. A vivre ici depuis quinze ans, il pourrait être encore plus dingue.


    En quelques minutes, le garçon à la chevelure aux multiples piques surgit des escaliers en colère. Ses amis remarquèrent qu'il s'était débarrassé de son uniforme pour enfiler un jean et un sweat. Il jeta un regard de mépris à son frère qui riait de lui et grimpa à l'échelle.

     

    Rentarou le suivit aussitôt. Seiichi hésita longuement. Son regard fixa longuement la trappe par laquelle ses amis avaient disparu. Il se résolut à les imiter mais ferma les yeux auparavant.


    En découvrant le vaste palier dont les murs étaient couverts de très nombreux posters de tennismen célèbres et de raquettes, Seiichi s'étonna d'un tel engouement pour ce sport. Ils pénétrèrent dans la chambre où Rentarou fut saisi de l'état des lieux. Malgré le désordre encore présent sur les étagères et le bureau, il n'en subsistait aucune trace ailleurs. Pour la première fois, ses yeux distinguaient les lames du plancher.


    - Il y a eu une tornade récemment sur Tokyo ? Un typhon peut-être ?


    Tyro grogna légèrement d'agacement au commentaire ironique de son ami. Couvrant l'intégralité de la pièce de son regard aiguisé, Seiichi sourit. Une expression radieuse se dessina sur son visage qu'aucun d'eux n'avait déjà vu.


    - Je pense que c'est un endroit merveilleux, murmura t-il.


    Tyro s'enchanta de la réaction de son ami et sourit béatement. Cet endroit constituait sa forteresse de solitude où le garçon se réfugiait pour oublier les tracas de la vie. Il s'agissait de l'unique lieu au monde où le jeune homme s'autorisait à pleurer, être triste et amorphe. Mais il n'avouerait à personne ce secret.


    - Je comprends mieux pourquoi tu disais que nous ne pouvions pas être entendus ici, dit Seiichi.


    - En attendant, y a un kamikaze pour me défier à la console ? s'exclama Tyro en allumant sa petite télévision. Je suis le roi des jeux !


    - Je passe, répliqua Rentarou qui détestait perdre.


    Sur ce, il s'approcha du lit de son ami et accrocha ses mains aux barres de protection. Pliant les jambes, le jeune colosse se hissa rien qu'à la force de ses bras et se renversa de l'autre côté. Impressionné par l'exploit, Seiichi voulut l'imiter mais se retrouva vite à terre quand il commença seulement à plier ses jambes.


    - Ouais, il est très fort, soupira Tyro en jetant un bref regard à l'adolescent au-dessus de lui.


    - Il faut manger des épinards et de la soupe, les gars, plaisanta Rentarou.


    Levant ses yeux en direction du plafond, Tyro se décida toutefois de ne rien ajouter puis proposa à Seiichi une partie. Celui-ci accepta. De sa hauteur, Rentarou observa du coin de l'œil le jeu de ses deux amis tout en s'amusant lui-même sur la vieille console Gameboy que sa mère lui avait offerte pour ses cinq ans.


    Brusquement un cri de désespoir et de stupéfaction se fit entendre.


    - J'ai … j'ai perdu ? bégaya Tyro horrifié.


    - Cela arrive quand ton personnage meurt et que le mien est encore vivant, dit Seiichi en adoptant un ton professoral.


    - Tu as un nouveau challenger, Tyro !


    Amusé par le spectacle de son ami à se plaindre et à ronchonner de sa défaite, Rentarou se mit à rire aux éclats. Cela l'étonna beaucoup. Il ne riait plus depuis … Avant. Le lycéen géant apprécia de retrouver cette sensation.


    - Ce n'est pas juste du tout ! Ce n'est pas comme ça que ça devait se passer !


    - Refaisons une partie, proposa Seiichi d'un ton aimable avant de poursuivre un peu plus durement, que je t'écrase encore une fois !


    Boosté par la provocation et le profond désir de prendre sa revanche, le jeune homme accepta aussitôt. Cette fois, Rentarou lâcha sa console et regarda très attentivement le jeu. Le résultat fut à nouveau le même mais Tyro ne s'énerva pas. Du moins, un peu moins que la première fois. Il redemanda une autre partie et son adversaire accéda à sa requête.


    Brusquement, l'estomac de Rentarou gronda un peu et celui-ci se dressa dans le lit. Il passa une jambe par dessus la barre de protection puis l'autre et sauta au sol. Fléchissant instinctivement ses muscles ischiios-jambiers, l'adolescent se reçut sur ses deux pieds en position accroupie. Il se releva aussitôt et se tourna vers ses amis pour leur annoncer qu'il partait chercher de quoi grignoter un peu en attendant l'heure du diner et leur proposa de leur ramener quelque chose à eux aussi. Avant de partir, Tyro lui recommanda d'éviter sa mère qui n'appréciait absolument pas que ses enfants fouillent dans ses placards.


    - Je suis de retour, annonça Rentarou en revenant un peu plus tard dans la chambre.


    - Juste au moment de la quatrième défaite de Tyro, constata Seiichi avec un sourire de satisfaction.


    - C'est juste de la chance, bougonna Tyro boudeur. Bon y a quoi de bon à manger ?


    Cherchant à noyer le chagrin de sa magistrale et cruelle défaite, l'adolescent fut très déçu. Parmi les aliments rapportés par son ami, il ne trouva que du fromage. D'ailleurs, Rentarou commença à en manger une tranche.


    - C'est quoi ça ? s'écria Tyro en écarquillant ses yeux avec stupéfaction.


    - Il semble que ce soit du fromage, dit Seiichi en adoptant un ton très sérieux. Tu ne connais pas ?


    - Il est délicieux, se régala Rentarou en avalant une seconde tranche. Au fait, ta mère m'a vu mais elle ne m'a rien dit. Ah si ! Elle a dit que c'était bien mais je n'ai pas compris pourquoi.


    - Rentarou, tu manges comme les adultes, songea Seiichi. Tu ne prends jamais de chips ou de biscuits ?


    - Ce n'est pas sain du tout comme nourriture. En plus, à notre âge, nous sommes en pleine croissance et il est important d'avaler des produits laitiers pour se développer correctement.


    - Ah oui ? Parce que tu es encore en période de croissance ? s'étrangla Tyro sans quitter des yeux le corps massif de son ami. Tu comptes t'arrêter où ?


    - Techniquement, nous pouvons grandir jusqu'à vingt ans, révéla Seiichi. Certaines personnes continuent même jusqu'à vingt-cinq ans bien que le cas soit plus rare.


    - Ca veut dire que Rentarou peut vraiment être beaucoup plus grand ? glapit Tyro qui osa à peine imaginer la taille que son ami aurait adulte en continuant sa croissance à ce rythme.


    - Rentarou a probablement fait une très forte poussée de croissance, supposa Seiichi. Cela arrive le plus souvent vers douze ou treize ans. Après, le corps ne prend plus que deux ou trois centimètres de plus par an.


    - C'est exact. J'ai pris vingt-cinq centimètres en six mois peu après mon treizième anniversaire.


    - Je t'ai battu, répliqua Seiichi d'un sourire narquois. J'ai pris dix-huit centimètres en moins de trois mois à douze ans.


    - Et moi je ressemble toujours à un écolier, déplora Tyro qui nourrissait quelques complexes sur sa petite taille. Je ne grandis pas du tout !


    - A mon avis, tu vas bientôt la faire ta poussée de croissance, pronostiqua Seiichi en se tournant vers lui. Qui sait ? Tu me dépasserais peut-être.


    - De plus, Kenichi-san est grand. Il me rattrape presque, rappela Rentarou. Tu vas forcément grandir toi aussi. Sois un peu patient.


    - Vous avez raison, reconnut Tyro en retrouvant son sourire. Merci de votre soutien, les amis !


    Jusqu'au diner, les trois adolescents continuèrent à discuter de tout et de rien. A table, toute la famille, qui comptait au total sept membres, Rentarou et Seiichi se retrouvèrent devant un magnifique poulet accompagné de pommes de terre douces et de haricots verts. Pendant que les convives remercièrent traditionnellement la cuisinière pour ce repas en joignant leurs mains l'une sur l'autre, le lycéen géant en profita pour réciter rapidement ses prières.


    Au sein de la tablée, deux grandes tendances s'observaient. La première semblait consister à avaler le plus d'aliments en un temps restreint tandis que l'autre préférait savourer chaque morceau portée à la bouche. Si Seiichi, Tyro, Junko et Susumu appartenaient de toute évidence à la première catégorie, le reste se contenta de manger tranquillement le repas servi dans son assiette.


    A la suite de ce délicieux et copieux diner, le trio se sépara. Seiichi et Tyro voulurent se laver avant de se mettre en pyjama. Rentarou, qui prenait une douche le matin et une autre après l'entrainement au club, n'eut pas envie de les accompagner. Il remonta donc tout seul vers le haut de la maison.


    Dans la chambre de Tyro, il s'agenouilla devant son sac et fouilla dedans hâtivement pour en extraire le portrait de sa mère. le garçon le plaça devant lui et se força à sourire.


    - Aujourd'hui kaasan, j'ai passé une bonne journée, commença t-il à haute voix. Bon les cours, ça allait. J'ai fait comme d'habitude. Cependant à partir de ce soir et pour tout le week-end, je suis chez Tyro avec Seiichi. C'est trop cool, kaasan !


    Baissant la tête, il s'interrompit quelques secondes et poursuivit.


    - Je ne sais pas encore ce qui va se passer mais je me sens très excité, kaasan. Je me sens vraiment bien, très bien avec Seiichi et Tyro. Comme si … comme si …


    Choqué par les paroles qui allaient sortir de sa bouche, l'adolescent se tût immédiatement.


    - Non, ce n'est pas pareil qu'avec toi. Personne ne pourra te remplacer, kaasan. Tu es la seule et l'unique. Personne ne peut voler ta place qui est dans mon cœur, kaasan. 


    - A qui parles-tu ?


    En entendant la voix de Seiichi qui émanait de l'entrée de la pièce, le corps de Rentarou se figea sur place. Ses lèvres restèrent en suspens quelques instants. Il crut même que son cœur allait s'arrêta de battre. Quels mots son camarade avait-il entendu ? Quand il retrouva l'usage de ses membres, le garçon remit rapidement la photo dans le sac et zippa la fermeture aussitôt avant de se retourner.


    - Tu es là depuis longtemps ?


    - Une minute, répondit Seiichi soucieux en posant ses mains sur la ceinture de son yutaka.


    Ils n'eurent pas le temps de converser davantage car une autre personne débarqua dans la pièce. Aucun des deux ne la reconnut. Ses cheveux mouillés et châtains descendaient le long de son cou et de son dos. Ses mèches lui couvraient totalement le front et tombaient devant ses yeux. Il ne portait qu'un simple pyjama jaune.


    - Yo les mecs !

     

    Cette salutation permit enfin de l'identifier le nouveau venu. Cependant le changement opéré en moins d'une demie-heure fut si énorme que Rentarou et Seiichi en demeurèrent muets quelques secondes.


    - Qu'est qui t'es arrivé, Tyro ? balbutia le lycéen géant.


    - Comme tous les soirs, j'ai lavé mes cheveux pour retirer le gel, expliqua Tyro en secouant ses mèches de sa main gauche. Ca vous plait ?


    - Alors il s'agit de ton visage au naturel, constata Seiichi. Il faut avouer que la métamorphose est particulièrement étonnante.


    - La dernière fois que j'ai dormi ici, tu ne t'es pas décoiffé ainsi, se souvint Rentarou pensif.


    - Je devais être un peu fatigué, éluda Tyro.


    Il se mit à rire pour chasser le doute qui aurait pu titiller ses deux amis. En réalité, le garçon ne s'était jamais montré les cheveux défaits auparavant devant une autre personne qu'un membre de sa famille. Il souffrait d'un complexe vis à vis de sa petite taille datant de son entrée au collège. Ses condisciples avaient tous poussé quelques mois avant la rentrée alors que son corps le forçait à rester dans la peau d'un écolier.

     

    Pour se donner un air plus cool, Tyro avait alors créée son propre style de coupe. D'ailleurs, cela lui avait valu de nombreux ennuis avec la direction de son ancien établissement scolaire dont le règlement était beaucoup plus strict que celui de son lycée.


    - Mais Rentarou, tu portes toujours ton uniforme, railla Tyro.


    - J'en ai pas pour longtemps à me changer.


    Sans ajouter un mot de plus, le jeune homme aux cheveux de jais déboutonna rapidement sa chemise, la jeta au sol et laissa tomber son pantalon le long de ses jambes. Il prit ensuite son pyjama dans son sac et l'enfila prestement.


    - Tu es très musclé.


    - Baraqué et fort comme il est, tu croyais qu'il se rembourrait ? rigola Tyro.


    - Sinon Tyro, on dort où Seiichi et moi ? A terre ou sur le toit ?


    - Je vais sortir les fûtons.


    Le jeune homme se dirigea dans le fond de la pièce vers son armoire. Il tendit le bras et s'apprêta à prendre la poignée mais s'immobilisa subitement. Tyro se tourna alors vers ses amis.


    - Vous ne voulez pas faire ça pour moi ? J'ai un truc à faire !


    - Ouvre cette porte toi-même ! répliqua Rentarou d'un ton plus dur qu'à l'accoutumée.


    Le lycéen géant avait deviné le contenu de l'armoire devant l'hésitation de son propriétaire à l'ouvrir lui-même.


    - Seiichi ? Tu m'aides ?


    - Je ne te fais pas confiance actuellement, déclara Seiichi avec méfiance.


    Poussant un faible soupir, Tyro se retourna lentement vers l'armoire. Il inspira profondément et poussa la cliche. Le garçon tenta de fuir mais une avalanche d'objets les plus hétéroclites qui soient lui tomba dessus et le jeta à terre.


    - J'aurai dû deviné plus tôt que tout son bazar n'avait pas pu disparaître, songea Rentarou.


    Tandis que le propriétaire des lieux peinait à se sortir d'affaire, le lycéen géant alla chercher deux fûtons dans le fond de l'armoire. Pour atteindre l'objet de sa quête, il dut soulever une quantité de petites babioles n'ayant pas été prises dans l'avalanche qui avait englouti son ami.
     

    Une fois les matelas installés sur le sol avec les couvertures dessus, Tyro s'avachit paresseusement sur l'un d'eux.


    - Quelle heure est-il ?


    - Presque neuf heures, indiqua Rentarou en lisant sur le réveil posé sur le bureau.


    - Oh non ! Pas déjà, grommela t-il ronchon.


    - Qu'est qui ne va pas, Tyro ? s'enquit Seiichi.


    - Dans sa famille, ses parents laissent leurs enfants se coucher tard en semaine pour terminer leur travail scolaire. Cependant pour leur permettre de bénéficier d'un temps de récupération adéquat, ils imposent qu'ils se couchent les jours de week-end à neuf heures.


    - Je trouve ce principe très juste.


    - C'est vrai ? Moi aussi !


    Tyro pesta du manque de considération dont faisaient preuve ses deux amis selon lui à son égard puis se décida à se remettre sur ses jambes. Le trio se coucha ensuite.


    Le lendemain matin, Rentarou se réveilla tôt comme à l'accoutumée. Il tendit son bras gauche pour attraper ses lunettes et les posa correctement sur devant ses yeux avant de les ouvrir. Le jeune homme aux cheveux de jais se redressa lentement et aperçut Seiichi assis contre un des épais et gros coussins à lire. Son attention remarqua que celui-ci avait revêtu une chemise bleue clair et un jean ce qui indiquait que l'adolescent était levé depuis plus longtemps que lui.


    - Tu es réveillé depuis quand ?


    - Je me réveille tous les jours à quatre heures, lui répondit Seiichi en levant les yeux de son livre.


    Constatant que son ami avait déjà roulé son fûton et repoussé contre le mur, il fit pareil avec le sien. Son regard se porta ensuite sur le réveil qui indiqua six heures tout en sortant un tee-shirt et un jean de son sac.


    - On fait une partie ? proposa Rentarou en montrant la console après s'être habillé.


    Refermant son ouvrage, Seiichi accepta la requête d'un hochement de tête. Le lycéen géant mit le jeu qu'il maitrisa le mieux mais cela n'empêcha pas son adversaire de le battre à plate de couture.


    - Si je résume bien : tu es nul en gym, en anglais et aux jeux vidéos, énuméra Seiichi amusé.


    - Ajoute que je suis mauvais en musique, soupira Rentarou.


    - Tu as eu une éducation musicale ? s'étonna Seiichi. A domicile ?


    - J'ai étudié un an et demi à l'école, rappela Rentarou. J'étais nul en chant et jouer un instrument, je cassais les oreilles de tout le monde. Un jour, une instit a tenu me faire jouer un morceau de piano pour la directrice.


    - Et ?


    - J'ai massacré complètement le morceau !


    - J'aurai bien aimé prendre l'option Musique, confia Seiichi après un temps de silence.


    - Seiichi … , murmura Rentarou pensif. Pourquoi tu laisses tant ta famille te contrôler ?


    - Tu veux refaire une autre partie ? proposa Seiichi en ignorant volontairement la question.


    Attristé par la situation de son ami, Rentarou accepta mais se résolut à comprendre mieux ses raisons un jour. Les deux adolescents jouèrent une bonne heure jusqu'au moment où Tyro se dressa sur son lit, les yeux encore ensommeillés. Il se les frotta doucement puis rampa sur ses couvertures et descendit par l'échelle. Son regard se dirigea ensuite vers le réveil.


    - Vous êtes tombés du lit ? s'écria t-il. Il est tout juste huit heures !


    - J'aime pas faire la grasse matinée, fit Rentarou.


    - Et je n'ai jamais appris à la faire.


    Pendant que l'adolescent aux cheveux ébènes acheva d'administrer une dernière raclée à Rentarou, Tyro se changea puis le trio descendit prendre le petit-déjeuner. Seuls la mère et le frère aîné de Tyro se trouvaient dans la cuisine. Ceux-ci furent agréablement surpris de voir le garçon debout avant midi. Kenichi se moqua de son cadet en suggérant que si ses amis dormaient plus souvent ici, il apprendrait peut-être à se réveiller tôt de lui-même.


    Après un copieux repas de croissants avec du café, ou du chocolat chaud pour Tyro, le trio se sépara. Tyro partit vers la salle de bains afin de refaire sa coiffure traditionnelle tandis que les deux autres décidèrent de l'attendre dans le salon en regardant la télévision.


    Lorsque tous les enfants furent levés, correctement réveillés, lavés et habillés, ils se réunirent sur la table de la salle à manger pour une partie de Monopoly. C'était là une tradition pour la fratrie : chaque Samedi matin, ils jouaient ensemble à un jeu de société et aucun n'aurait dérogé à cette règle.


    Quand ils arrêtèrent le jeu, les petits se dépêchèrent de retourner à leur chambre, Junko prétexta avoir un appel téléphonique à passer et Tyro entraina vite ses deux amis hors de la pièce. Philosophe, Kenichi accepta de ranger seul le jeu et de le replacer dans l'armoire où étaient stockés les jeux de société. Il s'agissait là de la routine familiale.


    N'ayant pas envie de monter trois escaliers et une échelle alors que l'heure du déjeuner s'approchait à grands pas, le trio se dirigea vers le salon. Ils eurent l'intention d'attendre le repas en regardant la télévision. Cependant en passant près de la cuisine, Tyro ne put s'empêcher de s'arrêter de saliver en apercevant sa mère préparer une pâte dans un grand saladier.


    - J'ai faim, balbutia Tyro en passant sa langue sur ses lèvres.


    - Tu attendras le déjeuner, répliqua Sayuri d'un ton ferme connaissant la gourmandise de son fils.


    - Qu'est que c'est, Sakumai-okusan ? demanda poliment Seiichi interrogatif.


    - Des crêpes, répondit-elle en tournant la tête pour sourire à Seiichi. Tu aimes ?


    - Je n'en ai jamais goûté mais je serais enchanté de le faire.


    - Parfait, s'enchanta t-elle. Et toi … Rentarou-kun ?


    Les yeux levés vers l'adolescent aux lunettes sombres, elle fut troublée de s'apercevoir que celui-ci garda la tête baissée et ne répondait pas. Il ne le pouvait pas. Rentarou était déjà parti très loin.

     

    ***



    - Regarde ! Je fais l'avion !


    Tenant un bébé de presque douze mois au-dessus de sa tête, Rentarou jouait à imiter l'avion et à courir partout dans la chambre pour amuser son adorable petite sœur. Quand il en eut assez, il tomba lourdement sur le sol mais ramena avant le bébé contre sa poitrine pour la protéger.


    Allongé sur le parquet froid et humide, l'enfant reprit tranquillement sa respiration. Il leva en même temps sa petite sœur au-dessus de lui et lui sourit. Il adorait tellement sa petite frimousse rieuse, ses petites mèches noires mais surtout ses superbes yeux émeraude exactement comme ceux de leur mère. Le petit garçon la posa à nouveau contre son torse et l'enlaça tendrement.


    - Mayu-chan, je te protégerais toujours, lui murmura t-il à l'oreille, parce que je suis ton grand frère. Et un grand frère doit toujours protéger sa petite sœur


    Soudain il se sentit l'envie d'aller voir sa mère. Rentarou se releva doucement puis remit sa petite sœur dans son berceau. Il s'agissait pas vraiment d'un berceau en fait mais d'une simple caisse dans laquelle sa mère avait aménagé des coussins et des couvertures pour la rendre confortable. Le petit garçon déposa un baiser sur son front et se rendit dans la pièce d'à côté.


    - Kaasan, cria joyeusement Rentarou en se blottissant contre les jambes de sa mère.


    - Tu ne joues plus avec ta sœur, Ren-chan ?


    - J'ai joué avec elle mais j'avais envie d'être avec toi, expliqua t-il. Tu fais quoi ?


    Levant la tête, le petit garçon pouvait seulement dire que sa mère cuisinait. Celle-ci arrêta son geste et se pencha vers lui en souriant :


    - Et si tu allais me chercher les ingrédients qui se trouvent dans ce placard ?


    Ravi d'apporter de l'aide à sa mère, il hocha la tête. Il poussa une chaise devant lui et monta dessus pour atteindre le placard indiqué. Il l'ouvrit et découvrit dedans quelques œufs, de la farine et du beurre. L'enfant resta un instant muet à cette vue.


    - Qu'est que c'est, kaasan ?


    - Tu n'es pas assez grand pour le voir ? se moqua gentiment Asuka.


    - Je les connais mais je ne comprends pas, répliqua t-il en se retournant, les bras croisés. Il y a trop d'œufs ! Et tu sais bien qu'on n'achète jamais de beurre et de farine ! C'est trop cher !


    Devant ce petit homme qui parlait presque comme un adulte et qui se souciait des économies du ménage, Asuka ne sut se retenir de rire. Elle s'avança ensuite vers son fils, le prit dans ses bras et le souleva pour l'asseoir sur le plan de travail.


    - Tu sais quel jour nous sommes, Ren-chan ?


    - Le 2 Février, répondit-il très fièrement. C'est marqué sur le calendrier juste là !


    - Dans ce pays, cette date ne correspond à rien. C'est un jour ordinaire, continua Asuka. Mais pour nous chrétiens, il s'agit de la Chandeleur ou appelé aussi Mercredi des Cendres.


    - C'est une fête religieuse alors ? Comme Noël ? Et on fête la naissance de qui ? On reçoit des cadeaux ?


    Asuka rit doucement de l'hypothèse de son fils puis poursuivit son explication.


    - On appelle ce jour ainsi car c'est le dernier jour avant le Carême soit quarante jours avant la fête de Pâques.


    - Le Carême, c'est pas ce moment de l'année où je ne dois pas manger de chocolat ou de bonbons, kaasan ?


    - C'est exact, approuva Asuka en lui souriant tendrement. Tu te souviens de Pâques ?


    - Oh oui ! s'exclama Rentarou en se souvenant des bons œufs en chocolat de l'an passé.


    - Avant de débuter le Carême, les chrétiens mangent une dernière fois du gras et du sucre et pour le symboliser, on prépare des crêpes, continua Asuka.


    Portant la main sous son menton, le petit garçon médita à ces informations puis redressa la tête pour se tourner vers sa mère.


    - Les crêpes, c'est plat et rond, non ? Comme une pizza ?


    - Et tu as mangé au moins huit l'année dernière, lui rappela Asuka en caressant le cou de son fils.


    - Ah oui ! C'était trop bon ! s'écria Rentarou dont le visage s'illumina.


    - Alors tu veux en faire avec moi ? lui proposa Asuka en le prenant dans ses bras.


    Tout sourire, l'enfant acquiesça. Debout sur une chaise, un bras maternel autour de sa taille, il l'aida à préparer la pâte en cassant les œufs et en remuant le liquide contenu dans le plat.

     

    ***



    Tellement plongé dans son monde intérieur, Rentarou n'entendit plus rien des bruits extérieurs. Seul la forte bourrade de Tyro le tira de sa transe. Il émergea un peu difficilement mais s'excusa rapidement pour son impolitesse.


    - Ce n'est rien, Rentarou-kun, assura Sayuri en lui souriant gentiment. Alors tu sais ce que c'est que des crêpes ?


    - Euh … celles qui sont faites avec de la farine et des œufs ? fit-il le plus sérieusement du monde.


    - Si tu connais une autre recette, vends-la, rigola Tyro. Tu vas être riche.


    Rougissant, Rentarou regretta cette phrase. Il l'avait dite sans réfléchir encore sous l'influence du souvenir qui venait de remonter du fond de sa mémoire.


    - Je suis désolé mais j'adore les crêpes, commença Rentarou d'un ton navré.


    - Eh bien, c'est formidable, le coupa Sayuri satisfaite.


    - Sauf que je ne peux pas en manger, poursuivit-il en baissant la tête.


    Se sentant honteux d'agir d'une telle manière, il passa lentement sa main sous son tee-shirt et en sortit un petit crucifix qu'il maintint entre son majeur et l'annuaire.


    - Parce que je suis chrétien et dans la religion chrétienne, les crêpes sont seulement servies lors du jour de la Chandeleur pour célébrer le début du Carême.


    - Oh ! Si c'est religieux, je comprends parfaitement, Rentarou-kun, accepta Sayuri avec indulgence en dissimulant sa surprise.


    Rentarou murmura encore quelques mots d'excuses puis suivit ses amis hors de la pièce. Brusquement, il plongea sa main dans la poche de son poche et réalisa, ou plutôt feignit de réaliser, qu'il avait laissé son téléphone cellulaire dans son sac et prétexta monter le rechercher.


    - Rentarou a l'air bizarre, songea Tyro quand leur ami fut parti.


    - Les souvenirs liés à sa mère le troublent toujours beaucoup, rappela Seiichi. Moi, il s'agit d'autre chose qui me paraît étrange.


    - Quoi ?


    - Il dit toujours qu'il ne croit pas en Dieu mais affirme être chrétien et suit tous les rites de sa religion, révéla gravement Seiichi. Cela me laisse un peu perplexe.


    - Au fait, c'est quoi être crétin ? Je ne connais pas du tout cette religion.


    - Chrétien, corrigea Seiichi. Crétin, il doit plutôt s'agir de ta propre religion.


    Vexé du sous-entendu, son interlocuteur s'apprêta à protester vivement lorsque la voix forte de la matriarche des Sakumai s'éleva pour demander lequel de ces étourdis d'enfants avait encore laissé la porte de derrière ouverte permettant ainsi au vent de souffler à l'intérieur de la maison.


    Puisqu'ils se trouvaient dans le couloir, Tyro et Seiichi se proposèrent pour la refermer. En s'approchant de la fameuse porte, ils repérèrent une masse assise sur la dalle de béton qui formait une petite terrasse. Cette silhouette n'était autre que celle de Rentarou qui jetait sa balle à Yuuki. Heureux, le chien le lui rapportait en remuant frénétiquement la queue.


    - Yuuki, tu te souviens de ta mère ? Probablement pas. C'est pourquoi tu es heureux.


    Posant sa main sur l'encolure de l'animal, il le caressa doucement.


    - Moi, je me souviens et je ne veux pas oublier. Kaasan me manque chaque jour. Cela me fait mal car je veux la trouver mais je ne sais que je ne peux pas. Mais j'ai peur. J'ai peur de rire et d'être heureux. Si je suis heureux, ça veut dire que j'oublie kaasan ?


    Ressentant la mélancolie et la tristesse de ce jeune humain, l'intelligente bête se colla contre lui, en grognant faiblement.


    - Pour la première fois depuis que kaasan n'est plus avec moi, j'ai ri hier. C'était agréable. Je me sens vraiment bien en ce moment. Mais en réfléchissant, je crois que c'est mal. J'étais si heureux avec kaasan. Comment je pourrais encore ressentir la joie, le rire et le bonheur sans elle ?


    Incapable de soutenir un spectacle si larmoyant, Tyro s'enfuit en courant. Seiichi jeta un dernier regard à son camarade et referma en douceur la porte. Il partit ensuite à la recherche de son autre ami et le trouva assis sur les marches de l'escalier, l'œil un peu humide et la mine terne.


    - Tyro …


    - Je pensais que Rentarou allait bien et était heureux avec nous, dit Tyro en relevant la tête en direction de Seiichi. Je pensais qu'on s'amusait tous ensemble.


    - C'est le cas, Tyro, confirma Seiichi. Tu n'as pas entendu ? Rentarou a dit qu'il se sentait bien en ce moment. Cela signifie qu'il apprécie les moments que nous passons ensemble. Cependant la blessure qu'il a à son cœur ne guérira pas si facilement.


    - Qu'est qu'on peut faire pour l'aider ? demanda Tyro en essuyant une larme naissante à l'œil.


    - Rien, répondit Seiichi. Excepté de continuer à rester ses côtés, manger ensemble, jouer ensemble, parler ensemble … Cela paraît ordinaire mais je pense sincèrement que cette routine l'aidera progressivement à se sentir mieux.


    Baissant la tête, Tyro détesta plus que tout ce sentiment d'impuissance qui lui broya le cœur en ce moment. En tous les cas, il ne comptait pas à abandonner son ami. Jamais !

     

    ***

     

    Après le déjeuner qui réunit toute le monde, la famille s'agita dans tous les sens et quitta l'un après l'autre la maison. Kenichi partit pour son entrainement d'arts martiaux, Susumu à celui de basket et Junko de volley. Enfin leur mère mena la benjamine à son cours de danse.
    Restés seuls, le trio remonta dans la chambre de Tyro pour discuter, leur première intention qui les avait motivé pour ce ce week-end. Ils s'installèrent chacun sur un des confortables et profonds poufs.


    - Par quoi on commence ? fit Rentarou qui ne savait pas quoi dire ou faire.


    - Écoutons notre hôte, suggéra Seiichi en jetant un regard malicieux à Tyro.


    - Pour commencer, je crois que tous les trois avons des trucs que nous aimons garder en nous et ne voulons pas parler, débuta Tyro. Alors je pensais à créer un signe pour se dire qu'on a un secret et on veut le protéger si quelqu'un, un de nous ou pas, pose une question indiscrète.


    - Pour quoi faire ? voulut savoir Seiichi.


    - Eh bien, c'est plus facile de cacher un truc en société si on a des amis qui acceptent d'orienter la conversation vers un autre sujet, exposa Tyro.


    - C'est pas une mauvaise idée, approuva Rentarou. Mais ça va être visible. Non ?


    - La majeure partie des gens ne distinguent pas des gestes peu significatifs, surtout s'ils sont discrets et éloignés du visage, enseigna Seiichi.


    - Eh bien, notre expert nous propose quoi? demanda Tyro vaguement intéressé.


    Baissant la tête, Seiichi ramena ses bras vers lui et les croisa pour s'aider à réfléchir. Il visualisa dans sa tête plusieurs mouvements puis en élimina plusieurs. Finalement, le jeune ninja se contenta de poser seulement sa main gauche à l'emplacement du cœur


    - Celui-ci serait à la fois discret mais symbolique. Poser sa main sur le cœur dénote d'un caractère de confidentialité ou de loyauté. Toutefois, il est traditionnellement établi que l'action s'accomplit de la main droite et non de la gauche.


    - Donc le faire en public n'attirera pas l'attention, conclut Rentarou.


    - A moins de le faire dix fois suite chacun, supposa Seiichi. Un geste isolé ne se repère presque jamais et parait anodin mais répété, il devient aussi visible que ton nez ou tes yeux.


    - En plus, c'est facile à retenir, songea Tyro en plaçant plusieurs sa main gauche sur son cœur Si on testait un peu ?


    Seiichi se décida le premier à accepter et Rentarou fit de même à son tour.


    - Seiichi, tu veux nous parler de ta famille ? commença Tyro.


    L'adolescent aux cheveux ébènes ne put s'empêcher de sourire. Il s'attendait à cette question. Seiichi répéta donc les explications données à Tyro une semaine plus tôt mais les compléta aussi.


    - Même si le clan tire ses origines des activités ninjas, nous ne survivons pas de cela. Ma famille s'est reconvertie vers les affaires mais se sert de nos capacités pour récolter des informations de ses rivaux et leur mettre la pression. Ainsi même si notre nom est très respecté et connu, il n'est pas du tout apprécié.


    - Mais le gouvernement ou la justice devrait empêcher ça, protesta Rentarou. On n'a pas le droit de voler des infos privées aux autres !


    - Les affaires se font comme ça et partout dans le monde, dit Tyro un peu blasé. Un PDG honnête, ça n'existe pas !


    - Laisse, Tyro, sourit Seiichi. J'aime ce côté de Rentarou qui le rend si mignon.


    - Mignon ? répéta Rentarou embarrassé tandis que Tyro s'écroula de rire sur le plancher.


    - Oui, tu es comme un enfant qui se révolte de l'injustice, expliqua Seiichi. D'ordinaire, cette attitude passe avec l'âge. Cependant elle est restée chez toi et cela te rend adorable.


    - On peut passer à autre chose, les gars ? les pressa Tyro en se tenant les côtes tant il riait. Je vais bientôt pisser si vous continuez !


    - D'accord, accepta Seiichi en se tournant vers Rentarou. Dis, peux-tu nous expliquer comment tu peux être chrétien et non croyant ?


    - C'est simple. Kaasan est chrétienne alors m'a baptisé dans la foi chrétienne et appris ses enseignements. Cependant je n'y crois pas du tout. Mais ça n'enlève rien au fait que je sois un chrétien puisque j'ai reçu le baptême.


    - Je t'ai vu prier plusieurs fois aux repas, évoqua Seiichi.


    - C'est une pratique apprise avec kaasan. Je ne peux pas m'en passer même si je ne crois pas.
    - Et tu veux nous parler de ta mère ? continua Seiichi.


    Immédiatement, son visage se ferma et il porta sa main gauche à son cœur.


    - C'est à Rentarou de poser une question maintenant, enchaina aussitôt Tyro.


    - Hum Seiichi, tu étais vraiment malade avant la rentrée ?


    Pris de court, le frêle adolescent s'apprêta à faire le fameux signe puis finit par se résoudre à dire la vérité. Il parla d'une voix fluide et monocorde comme s'il racontait un fait divers lu dans un journal.


    - Non, ce n'était pas une maladie. Ma famille est très stricte au niveau de l'éducation et sanctionne la moindre faute et le moindre écart. D'abord, sachez que nous ne n'avalons qu'un simple bol de riz par jour, le matin, et un peu d'eau. Quand nous sommes punis, nous sommes consignés dans notre chambre et n'avons plus le droit d'avaler le moindre morceau de nourriture afin de réfléchir à la gravité de nos actes.


    - Mais la punition s'adapte avec l'âge, non ? supposa Tyro qui n'imaginait même pas la possibilité de rien avaler durant une seule journée.


    - J'avais seulement trois ans la première fois. J'avais uriné la nuit sur mon fûton au lieu de me retenir jusqu'au lendemain.


    - Je serais mort là-bas, réalisa Tyro totalement halluciné.


    - Je comprends pourquoi tu es si maigre, jugea Rentarou en se retenant de ne pas s'indigner, et pourquoi tu ne dis rien à Haruko-sensei ?


    - Tu sais, quand je me suis presque évanoui en classe, j'ai passé les deux semaines précédentes sans manger, juste bu un peu d'eau, afin de me rappeler de ne pas faire honte au clan.


    Cette dernière révélation acheva Tyro qui s'effondra en arrière, le visage très pâle. Il n'aurait certainement pas eu plus peur s'il avait regardé le plus effrayant des films d'horreurs.


    - Si on changeait de sujet ? Je crois qu'on maitrise notre signe secret, balbutia t-il faiblement.


    - De quoi voudrais-tu encore parler ? s'enquit Rentarou.


    - Un nom, claironna Seiichi dont la voix redevint claire et enjouée.


    - Tu veux dire non ? l'interrogea Rentarou.


    - Non, je pense qu'il faut un nom. Tous les groupes, petit ou grand, en ont un.


    - Eh ? Mais quel genre de nom ? s'intrigua Tyro très intéressé.


    - Les noms résument généralement les points communs ou les particularités de ses membres.


    - Eh bien, nous sommes trois jeunes adolescents en première année dans le même lycée et jouons au même club de tennis. Nous sommes tous trois très bons, résuma Rentarou.


    - Ca fait un peu long tout ça, grimaça Tyro. On pourrait déjà résumer à trois. Ensuite se centrer sur le fait qu'on est trois fortiches du tennis.


    - Tu es si bon au tennis que tu le prétends ? le questionna Seiichi.


    - J'ai battu Kurata-buchou lors de la finale des Nationales il y a trois ans, rapporta Tyro.


    - Attends … Quand tu avais douze ans ? fit le jeune ninja.


    Lentement, l'esprit de l'adolescent essaya de rassembler les pièces de ce puzzle. Il se remémora des résultats nationaux de cette année et son cerveau eut subitement une illumination.


    - Tu es Sakumai Takahiro ! s'écria t-il avec stupéfaction.


    - Tu n'as toujours pas retenu son nom ? rigola Rentarou moqueur.


    - Je parle du gamin de première année qui a battu l'ancien n°1 du circuit collégien trois ans plus tôt et a dominé chacun de ses adversaires sans connaître une seule défaite !


    - Je ne savais pas qu'on parlait de moi même dans les ligues Senior, s'exclama Tyro en rougissant.


    - Tu ne m'as jamais dit ça, Tyro, s'étonna Rentarou sous le choc de cette révélation.


    - Même si j'ai connu la gloire dans le passé, c'est du passé, répliqua Tyro dont le visage se durcit. En sport, les adversaires progressent et se développent chaque jour et il faut toujours se maintenir à niveau. C'est pourquoi se vanter et se satisfaire de ses victoires est seulement la preuve de sa propre faiblesse.


    - Alors on a deux thèmes à joindre, reprit Rentarou en se recentrant sur leur problématique. Unir le chiffre trois avec notre talent au tennis.


    - Trois se dit san ou mi, rappela Seiichi. Ou aussi mittsu quand il est décliné.


    - Si on utilisait mittsu, ça matche avec le mot lumière, songea Rentarou. Même si les kanjis sont différents, le son est pareil.
    - En sport, pour parler d'un type avec un fort potentiel, on l'appelle monstre, ajouta Tyro. Dans notre culture, on dit souvent bakemono ou oni.


    - Un nom doit est concis et ciblé, réfuta Seiichi. Comme le fuurinkazan qui définit mon tennis.


    - Donc on garde oni, décida Rentarou. Vous pensez quoi de Omi ? Ou Omitsu ? Mitsuni ? Mitsuoni ? Minio ?


    - Même si l'idée de la lumière était bonne, l'utilisation de mi me paraît compliquée. Cela ne donne aucun beau son.


    - Donc on utilise san, poursuivit Tyro. San et oni … Comment les disposer ensemble ?


    - Réfléchissons … , continua Rentarou pensif. OnisanNisan SanoSani Sanoni


    - Stop ! cria Tyro brusquement. Rentarou, répète le dernier mot !


    - Sanoni ?


    - C'est une combinaison simple mais les syllabes sonnent bien ensemble, estima Seiichi.


    - Moi aussi, j'adhère, approuva Tyro.


    - J'ai dit ça un peu au hasard, avoua Rentarou surpris mais satisfait.


    - Attendez, s'exclama Tyro. J'ai encore une idée !


    Se relevant vivement de son pouf sans donner la moindre explication, il courut vers son lit en mezzanine et s'engouffra derrière les rideaux. Ni Rentarou ni Seiichi ne furent en mesure de comprendre une raison à son comportement. Ils n'eurent pas le temps de demander car tous deux se retrouvèrent à devoir esquiver les objets que lançait Tyro depuis son refuge Apparemment, le propriétaire des lieux devait chercher quelque chose mais ils n'osèrent pas l'interroger. Les garçons étaient trop occupés à éviter de un projectile tel un livre, une balle ou une basket puante.


    Lorsque le plancher retrouva son apparence naturelle, le jeune homme à la chevelure aux multiples piques sortit triomphalement de sous le lit en tenant une boite sous le bras. Il revint vers ses amis et posa l'objet devant eux et l'ouvrit. A l'intérieur, ils découvrirent dix brassards. Chacun d'une couleur différente.


    - Qu'est que c'est ? voulut savoir Rentarou.


    - Des brassards, répondit Tyro.


    - Tu veux que nous en portions tous les trois un, devina Seiichi.


    - Ouais … Enfin ça fait peut être un peu gamin, fit Tyro en rougissant un peu.


    - Moi, ça ne me dérange pas du tout, assura Rentarou.


    - Moi non plus, ajouta Seiichi.


    - Alors je vous laisse choisir en premier, résolut Tyro d'un large sourire.


    A peine eut-il fini sa phrase que ses deux amis avaient déjà fait le choix. Sans hésiter, l'adolescent aux lunettes sombres opta pour le rouge et celui aux cheveux ébènes pour le bleu. En les passant à ses poignets, Rentarou les jugea très confortables et doux.


    - Tu ne choisis pas Tyro ? demanda Seiichi en observant son ami restant le nez planté devant la boite sans bouger.


    - Il y a trop de choix ! Je ne peux pas décider !


    - Rentarou et moi avons pris le rouge et le bleu. Tu devrais choisir le jaune, conseilla Seiichi.


    - Ah oui ! Pour faire comme les couleurs primaires ! Trop cool !


    Sans hésiter, il s'empara des brassards jaunes et les enfila en refermant la boite. Il fixa un instant ses poignets puis releva la tête vers ses amis.


    - C'est bizarre, les gars. Je ne sais pas pourquoi mais je sens que beaucoup de choses vont arriver à partir de maintenant.


    Tyro ne possédait aucun pouvoir lui permettant de prédire l'avenir. Pourtant, celui-ci lui donnerait raison prochainement. De multiplles événements allaient suivre cette journée extraordinaire. Néanmoins, aucune ne pourrait contre-balancer avec celle-ci. Cette journée qui avait scellé indéfectiblement leur amitié.

     


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