•   Chapitre 33


    Matsuda Yoko ne supportait de laisser transparaitre ses sentiments. Elle n'aimait pas non plus s'inquiéter à cause de l'imprudence ou de la négligence d'un tiers. Furieuse par l'attitude aussi décontractée de Seiichi, la jeune fille s'avança vers lui et lui décocha une gifle. Celui-ci ne s'en formalisa pas. Son visage ne bougea pas. Ni pour l'esquiver ni pour l'avoir reçu. Son corps demeura inerte. Il ne montra également aucun signe extérieur d'avoir ressenti une douleur suite à cette dure claque.


    - A quoi pensais-tu ? Tu aurais pu mourir !


    - Je suis très bon nageur, dit Seiichi impassible.


    Dans chacune des activités que son père le forçait à pratiquer dans son enfance, on lui imposait de se surpasser à chaque fois. Le résultat de cette éducation l'avait conduit à devenir un être aux capacités beaucoup plus développées que la moyenne. Il comprenait son meilleur ami quand celui-ci se sentait incompris à cause de ses dons.


    - Personne ne pourrait être assez bon pour ça, tempêta t-elle, incapable de se calmer.


    Prenant un air surpris, l'adolescent aux cheveux ébènes leva la tête vers elle :


    - Dans ce cas, est-ce à un fantôme à qui tu parles ?


    Ne décolérant toujours pas, la jeune fille soutint son regard vidé de toute son émotion. Elle reporta alors son irritation à prendre soin du sauveteur. Yoko se tourna et se planta devant Tyro. Pour une fois, le jeune homme eut la présence d'esprit de ne lui dire aucune plaisanterie.


    - Tyro, donne-lui ton tee-shirt !


    Sans attendre sa réaction, elle se retourna de nouveau pour saisir la serviette la plus proche.


    - Enlève ta serviette ! Essuie-toi avec celle là ! Tu vas être malade !


    - Je n'ai pas froid du tout, prétendit le héros. Je comptais sécher naturellement.


    L'attitude de l'adolescent aux cheveux d'ébènes n'avait rien de commun avec celles des jours ordinaires. Tyro ne remarquait jamais de tels détails. Et Yoko était beaucoup trop en colère pour prêter attention à son comportement. Elle se retenait déjà de ne hurler toute l'inquiètude éprouvée récemment.


    En retrait de la scène, Rentarou observa avec attention. Il remarqua le corps tremblant de son meilleur ami. Cela paraissait facile de s'imaginer que ce soit un réflexe suite à ses efforts aquatiques. Le lycéen géant nourrit des doutes à ce sujet. Les yeux de Seiichi ne cessèrent de fuir. Sa tête resta baissée et ne maintint aucun lien visuel avec son interlocuteur.


    Le jeune ninja ne se comportait jamais de cette manière. Il regardait toujours les gens de face et verrouillait ses émotions. Rentarou sentait qu'une chose très importante et grave remuait le cœur de son ami mais ne savait pas quoi. Comme toujours, il se révélait incapable de l'aider.


    Fatiguée de dialoguer avec un individu aussi borné, Yoko arracha la longue serviette de ses épaules. Seiichi se pétrifia.


    A ce moment, Rentarou vit.


    Il comprit aussitôt.


    - Mets ça !


    Le lycéen géant s'avança en retirant vivement son tee-shirt et le tendit à son camarade. Celui-ci ne laissa pas le lui répéter ces mots. Il se hâta d'enfiler le vêtement dans lequel ses bras et son buste nagèrent mais ne prêta nullement attention à ce détail. Son regard bleuté se dirigea vers son meilleur ami qui discutait avec Yoko. Il se leva aussitôt et disparut.


    - Seiichi n'aime pas parler de ça, dit Rentarou à Yoko, mais il est très pudique. Même avec Tyro et moi, il déteste être nu. Pas vrai, Tyro ?


    En pivotant la tête vers son autre meilleur ami, le jeune colosse demanda une confirmation de ses paroles. Celui-ci valida cette déclaration. Il s'apprêta à ajouter autre chose mais le lycéen géant l'interrompit.


    - Il n'aime pas du tout évoquer le sujet, reprit-il. Tu ne lui voudras pas pour ça, n'est ce pas ?


    - Si c'est la raison, je comprends, accepta Yoko en se montrant sincèrement désolée. J'irai m'excuser auprès de lui quand il reviendra.


    Après avoir réussi la première étape de son plan, Rentarou s'écarta d'eux. Il marcha jusqu'à leurs affaires et posa un genou sur le sable puis rassembla avec lenteur les habits de Seiichi.
    Mentalement, son esprit en profita pour faire le point de la situation. D'abord, il avait calmé Yoko et donné une explication qui l'empêchait de chercher plus loin. Parallèlement, cela avait permis à son ami de fuir pour cacher la honte inscrite sur son corps. Le lycéen géant savait que Seiichi ne reviendrait pas. Celui-ci n'était pas parti se changer. Il le devinait plutôt dans sa chambre à ruminer à d'amères pensées.


    Désireux de l'assister dans sa peine, Rentarou tenta de réfléchir à divers stratagèmes pour quitter la plage sans soulever trop de questions. Pour Tyro, aucun souci. Il lui expliquerait la situation et ce dernier voudrait aussi soutenir leur camarade. Le problème venait de Yoko. Pour lui fausser compagnie sans paraître suspects, il allait falloir une excellente excuse.


    En réfléchissant à un plan d'action possible, Rentarou se demanda à quelle heure cette journée avait avancée. Sa mémoire se souvint que Seiichi gardait toujours une vieille montre à gousset sur lui. Il prit le pantalon de toile qu'il venait justement de plier et fouilla dans ses poches. Le jeune homme découvrit dans l'une d'elles l'objet le plus précieux de son meilleur ami. Son pouce appuya délicatement sur le poussoir. Le couvercle s'ouvrit. A l'intérieur se trouvait l'horloge. Dans le petit médaillon, Rentarou remarqua la présence de la photographie d'un très jeune garçon, âgé de pas plus de quatre ou cinq ans, aux cheveux ébènes très courts, et à l'expression rieuse. Il passa outre ce détail ne le concernant pas et déchiffra rapidement les aiguilles qui indiquaient quinze heures.


    En refermant en douceur la montre et en la remettant dans son emplacement, l'expression de son visage se fronça. Oubliant de faire semblant de ranger, il passa sa main sous son menton pour s'aider à la réflexion.


    Tyro commença à s'intriguer de cette étrange et soudaine lubie de ranger, surtout que le lycéen géant se montrait quasiment aussi désordonné que lui, et s'approcha.


    - Y a t-il un problème ?


    - Tu te souviens, Tyro ?


    Malgré un ton qui sonna soucieux accentué d'une pointe de sévérité, Rentarou se reprocha intérieurement d'utiliser la crédulité de son ami et sa propension à oublier de nombreuses choses, en particulier les plus importantes. Il détesta l'idée d'employer une telle manière mais cela lui parut la seule clé pouvant débloquer sa situation et convaincre Yoko. Il adressa une excuse mentale à son ami avant de poursuivre.


    - Ta mère nous a dit de rentrer pour quatre heures ! Ne me dis pas que tu as encore oublié !


    N'en ayant évidemment aucun souvenir, Tyro plissa le front de surprise.


    - Ma mède a dit ça ? Quand ?


    - Hier soir quand nous avons diné chez toi.


    En se mettant debout, le lycéen géant posa sa main gauche sur son cœur. Grâce au langage secret des Sanonis, son camarade validerait son mensonge sans avoir besoin de le comprendre.


    - Mais on n'a pas mangé chez moi hier, objecta Tyro. On est rentrés tard du bowling. On s'est arrêtés sur le chemin pour manger des hamburgers.


    - Tu confonds avec un autre jour, insista Rentarou qui gardait toujours sa main contre le cœur. Le bowling, c'était il y a deux jours !


    En son for intérieur, il se félicita que Yoko ait décidé de ne pas les accompagner la veille. Le mensonge inventé en quelques minutes aurait vité été démonté autrement.


    Se décidant à prendre Yoko à parti, il se tourna vers elle en rejetant les bras le long de son corps.
    - Il est vraiment usant ! Il n'a aucune mémoire !


    - Je le sais bien, concéda Yoko en adressant un lourd regard au concerné. Cela signifie t-il que vous devez partir ?


    - Je le crains malheureusement, soupira Rentarou. Je m'en veux de ne pas t'avoir prévenu et de devoir t'abandonner ainsi.


    - Ce n'est pas grave, assura Yoko en cachant sa déception derrière un sourire courtois. Et puis, rejette plutôt la faute sur l'idiot derrière toi. Après tout, c'est sa mère à lui qui vous invite.


    Pendant cette discussion, Tyro se recula et commença à rassembler leurs affaires. Il se rhabilla aussi et prit les affaires que Seiichi avait abandonné. Sa mémoire essaya vainement de se souvenir en vain de la soirée de la veille mais il ne rappela ni ce diner en famille ni la la demande de sa mère.

     

    Lorsqu'ils eurent prirent congé auprès de leur amie, Rentarou s'enveloppa dans une longue serviette de bain. A cause du tee-shirt prêté à Seiichi, il se retrouvait maintenant torse nu. Or, se promener ainsi pour une personne dotée de pectoraux très musclés attirait fortement l'attention.


    - Je suis désolé, Tyro, murmura Rentarou dès qu'ils se retrouvèrent dans la rue.


    - Ce n'est pas à moi d'être désolé ? Après j'ai oublié la demande de ma mère, dit Tyro qui ne comprenait plus rien à la situation.


    Rentarou soupira. Il se demanda à quoi servait réellement le signe des Sanonis puis posa à nouveau la main gauche sur son cœur pour le lui rappeler.


    - Tyro, je t'ai fait ça sur la plage …


    - Je l'ai vu ! Mais c'est pour demander à passer à un autre sujet ! Je ne comprenais pas pourquoi tu l'utilisais à ce moment là !


    - Je l'utilisais pour que tu comprennes et m'aides à partir, lui reprocha Rentarou.


    - Pourquoi tu veux partir ? Seiichi n'est même pas revenu !


    - Seiichi ne reviendra pas !


    Le ton était sans appel et tranchant. Son ami ne parlait jamais de manière si sèche. Cela mit la puce à l'oreille de Tyro qu'il se déroulait un événement inhabituel.


    - Je sais maintenant pourquoi Seiichi a peur de sa famille, reprit Rentarou en adoucissant sa voix.


    - Vraiment ? Comment le sais-tu ?


    - J'étais plus proche que toi quand Yoko-chan passait ses nerfs sur lui. Il avait peur d'être nu. Je l'ai vu. J'ai compris quand Yoko-chan a retiré sa serviette. Il était plus que terrifié. Mais j'ai compris pourquoi quand je l'ai vu.


    - Mais qu'est que tu as vu ? tempêta Tyro dont la patience n'était vraiment pas sa qualité première.
    - Son dos était couvert de cicatrices, lâcha Rentarou.


    - Des cicatrices ?
    - Ouais … Souvent très longues et elles ont l'air de s'être souvent rouvertes … Certaines sont encore fraiches … Les plus récentes remontent sans doute au début du mois d'Avril.


    La conclusion à tirer de tous ces éléments paraissait tellement énorme, surtout pour un enfant sans problèmes familiaux, que Tyro mit plusieurs minutes avant de comprendre.


    - Tu penses qu'il est battu ?


    - Pas si fort, lui recommanda t-il en jetant un regard autour d'eux.


    - Pardon, fit Tyro en baissant la tête pour apercevoir le trottoir sous ses pas. Tu es sûr de toi ?


    - Grâce à cette explication, tous les détails un peu étranges s'expliquent.


    - Il refuse de se dévêtir en public pour ne pas montrer ses cicatrices, comprit Tyro navré. Je me sens tellement idiot de la scène que j'ai faite hier !


    - Tout le monde sait que tu réfléchis après avoir parlé, plaisanta Rentarou avant de redevenir sérieux. Il y a aussi les vomissements.


    - Quels vomissements ?


    - Le matin, en période scolaire, il se faufile dans les toilettes où il vomit puis repart.


    - Comment tu le sais ? Et depuis quand ?


    - Il y a deux mois, je crois, j'étais dans les toilettes à côté du sien, évoqua Rentarou dont le regard se voila en pensant à ce pénible souvenir. J'ai entendu vomir. Naturellement, je me suis demandé qui était malade. J'ai voulu ouvrir mais mon pantalon était baissé.


    Malgré le contexte qui n'y prêtait pas, Tyro ne put s'empêcher de rire à imaginer son compagnon voulant ouvrir la porte des toilettes avec son jean encore baissé.


    - Comme je l'entendais partir, j'ai levé ma tête pour regarder au-dessus de la porte. J'ai reconnu sa silhouette alors qu'il sortait.


    - Mais il tournait le dos. Tu as pu te tromper, non ?


    - Seiichi est le seul interne à porter un yutaka, même en comptant les filles, précisa Rentarou. J'ai pensé aussi à une maladie. Depuis j'attends tous les matins s'il vient vomir. Jusqu'à la fin du trimestre, il l'a fait sans exception.


    - Pourquoi tu n'as rien dit ? lui reprocha Tyro.


    - Tu connais Seiichi, déplora t-il. Il aura nié, dit que je me trompais … Avec ce qui s'est passé aujourd'hui, je comprends. La pression que ses parents lui font subir est si forte qu'il l'évacue ainsi. C'est un moyen de défense que son corps a inventé en réponse à l'agression subie.


    - Mais au lycée il est loin de sa famille. Il devrait aller mieux.


    - Les enfants maltraités conservent toujours des traces psychiques. Ils ont peur de commettre une bêtise qui causerait une punition en retour. Pour eux, être battu, ça veut dire avoir échoué à faire ce que leur parent attendait d'eux. Ils sont alors doublement punis.


    - C'est pour ça qu'il ne veut jamais aller au médecin, réalisa Tyro sombrement. Ce n'est pas parce que sa famille rejette le modernisme. C'est parce qu'il a tellement peur d'elle si elle l'apprend.


    Rentarou approuva en silence ce triste constat.


    - Il faut l'aider, résolut Tyro. On pourrait en parler à un prof !


    - Si c'était un simple cas de maltraitance, ce serait effectivement le plus simple, dit Rentarou. Or, Seiichi vient d'un milieu aristocrate. Sa famille possède de l'argent et des relations.


    - Tu crois que l'affaire va être étouffée ? Non ! C'est pas possible ! Il existe des associations et la justice doit faire son travail ! s'indigna Tyro.


    - Tyro, tu dois cesser de penser que notre monde est juste, reprit Rentarou. J'aimerais qu'il en soit autrement. Malheureusement ceux sont les puissants qui le gèrent et si une affaire ne leur convient pas, ils la règlent de la manière qui les arrange.


    - C'est vraiment pas juste, marmonna Tyro comme un gamin de cinq ou six ans.


    - Plus que tout, Seiichi a besoin de rester avec nous, continua Rentarou. Ca se voit qu'il est bien avec nous et arrive à oublier ses souffrances.


    - Donc on ne dit rien et on fait comme avant ?


    Tyro n'était pas absolument pas partisan d'une pareille méthode. La sienne consistait plutôt à intervenir, mettre les pieds dans les plats, et réfléchir ensuite aux conséquences. Toutefois, il comprenait aussi que la situation s'avérait très différente. Un cas de maltraitance ne se résolvait pas comme une dispute dans une cour de récréation.


    - Absolument pas. On va voir Seiichi et on lui montre qu'on le soutient.


    - Eh bien ça va être très gai comme conversation, s'exclama Tyro avec ironie. Bonjour Seiichi ! Tout va bien, mon pote ? Ah oui, tu sais ? On est au courant que tes vieux te battent mais c'est pas grave ! Nous sommes là pour en parler avec toi !


    Rentarou leva ses yeux au ciel. Que son ami pouvait l'agacer par moments !

     

     

     

    ***


    Recroquevillé contre son lit, Seiichi était assis sur le sol, les jambes ramenées contre lui. Ce scénario lui semblait être la réalisation de ses pires cauchemars. Si son père l'apprenait … Son corps entier tremblait à cette pensée. Les pulsations émises par son cœur montaient en flèche. Le jeune ninja savait qu'il était mort si son père devait apprendre CELA.


    Depuis son plus jeune âge, l'adolescent avait appris à intérioriser le moindre de ses sentiments pour ne pas subir de réflexion ou d'agression. Les larmes n'étaient par permises dans le monde du clan. Le rire non plus. De toute manière, ce dernier point, les leçons pour l'apprendre ne s'étaient guère révélées nombreuses. Par contre, expérimenter la tristesse, l'analyser et tenter en vain de la chasser, il avait eu tout le loisir de s'y consacrer. De sa pitoyable existence, le jeune homme avait déduit que la peine ne disparaissait jamais. Elle revenait toujours, qu'importent les efforts déployés pour l'éloigner.


    Malgré les remontrances sévères de son père, enfant, il avait toujours essayé de se donner à fond et de l'impressionner. Seiichi avait obéi à chacun de ses ordres sans réfléchir afin de lui prouver qu'il méritait d'appartenir au clan. De nombreux et pénibles souvenirs affluèrent à sa mémoire. Ceux relatant des épreuves très difficiles et effrayantes pour un écolier.


    Par exemple, lors des nuits d'orage, son père l'envoyait dehors. La première fois, Seiichi n'avait que six ans. Il devait circuler à travers Kyoto plongée dans l'obscurité. Seuls les éclairs, qui illuminaient par moments le ciel, donnaient de la lumière mais le tonnerre qui les accompagnait manquait chaque fois de le tuer de terreur. Quand il avait réussi à traverser la ville, l'enfant arrivait dans le vieux cimetière de l'agglomération. Il entrait dedans et devait chercher sur une des tombes le crâne humain que son père faisait disposer auparavant. Pour compliquer la tâche, on plaçait l'objet toujours loin d'une entrée, obligeant le fils aîné à rester longtemps dans ces lieux si sombres et terrifiants.


    De cette expérience, Seiichi en retirait une peur absolue des orages. Quand ses oreilles entendaient un bruit sourd et fort, son imagination s'emballait et pensait à un coup de tonnerre. Il croyait que son père allait bientôt arriver et lui ordonner de prouver encore une fois son courage.


    A chaque orage qui éclatait, il se réfugiait dans le premier lieu dépourvu de fenêtre qu'il trouvait et se cachait dedans. Le pauvre garçon restait là, totalement recroquevillé sur lui-même à trembler pendant que les éléments se déchainaient dans le ciel.


    Les jours de vie quotidienne, Seiichi les passait à s'entrainer aux arts martiaux. A l'époque, il était confiant en les paroles de ses parents, comme tous les enfants. Le petit garçon brûlait de désir de prouver à son père qu'il excellait dans un domaine. Du matin au soir, hors période scolaire, et que son père le laissait libre, il se consacrait à ses exercices. Sans relâche, il continuait de l'aube au crépuscule. Lors de ses chutes, le jeune garçon se relevait sans pleurait et reprenait.


    Mais pour son père, le potentiel de son fils aîné n'était jamais assez bon à ses yeux.
    Celui-ci avait inventé une autre épreuve qui le terrorisait autant que le cimetière sous l'orage. Lors des vacances d'été, sa famille se rendait dans une de ses résidences secondaires sur l'ile de Kyuushu. Son père l'emmenait quelque part, un endroit désert en l'occurrence, et l'obligeait à méditer jusqu'à son retour sous le chaud soleil de l'après-midi. Mais le corps de Seiichi avait toujours été faible, encore plus étant enfant. La plupart du temps, il craquait au bout d'une heure et se levait pour trouver un peu d'eau.


    Son père détestait une telle désobéissance. Le petit Seiichi culpabilisait alors de tant décevoir ses attentes. Comprenant sa faute, il enlevait spontanément sa chemise et se mettait à genoux. Son père lui fouettait très fort le dos. Cela faisait mal. Il voulait hurler, pleurer et se débattre. Mais un tel comportement multipliait les coups par deux ou trois. Le petit garçon ne disait donc rien et serrait les dents jusqu'à la fin de son pénible châtiment.


    Après cette première punition, il en recevait une seconde. Seiichi devait monter dans sa chambre et s'allonger sur le fûton où il dormait la nuit. Selon l'idéologie de sa famille, le sang lavait les pêchés d'une personne et sentir ses plaies à vif permettait de réaliser sa faute. A cela se greffait l'interdiction de quitter les lieux, même pas pour manger, pendant une semaine. Seule une servante lui montait le matin un petit pichet d'eau pour boire.


    Au collège, Seiichi avait compris que le mode de vie et les idées de sa famille n'étaient pas justes. Depuis toujours existait en lui un puissant goût pour la lecture et l'apprentissage de nouveaux savoirs. Il se réfugiait dans les livres pour fuir la réalité. A force de lire, le garçon avait acquis de nombreuses connaissances et avait aussi découvert d'autres façons de vivre.


    Depuis il n'éprouvait plus que du mépris et de la haine à l'égard de sa famille, en particulier de son père qui s'était servi de ses purs sentiments pour le manipuler. Malheureusement, Seiichi savait aussi que cela ne changeait rien à sa situation.

     

    Sa famille était puissante.


    Petit, Seiichi écoutait souvent les conversations des adultes, une activité affectionnée par de nombreux enfants. De ces discussions, il avait entendu que le clan Shiromiya dégageait sa puissance et sa richesse car elle connaissait plusieurs secrets sur chacun des groupes industriels et hommes politiques de ce pays. Les dirigeants du clan s'en servaient pour influencer sur la vie politique et sociale du Japon et continuer à vivre selon leurs coutumes sans être inquiétés.


    Seiichi était dégouté et écœuré. Mais il ne pouvait rien faire. Lutter contre de si puissants adversaires s'avérait une tâche impossible.


    Si seulement … Si seulement il pouvait être un héros comme dans les légendes que son grand-père lui racontait, petit.


    Plongé dans ces cruelles réflexions, Seiichi n'entendit pas la porte de sa chambre s'ouvrir. Deux adolescents entrèrent : un géant et un nain.


    - Seiichi, clama Tyro. Tu sais …


    - Je t'ai dit de me laisser parler, Tyro, le coupa Rentarou avec désapprobation.


    - Je ne suis pas un gamin, bouda celui-ci. Je peux aussi parler tout seul !


    - Je t'ai répété au moins cent fois sur le trajet que je commençais, rappela Rentarou profondément agacé par son compagnon.


    - Et je t'ai répondu cent fois que je ne voulais pas servir de décoration !


    En percevant l'ouverture de la porte et surtout en voyant ses meilleurs amis se glisser dans sa chambre, Seiichi s'était senti davantage déprimer. Cependant la scène à laquelle il assista le fit sourire. Tous deux avaient l'air tellement ridicules.


    Sans s'en rendre compte réellement, les muscles de son thorax se contractèrent et il éclata spontanément de rire.

     

    Son rire était léger, très léger. Il transportait dedans un mélange de joie et de confiance.


    Intrigués par un tel bruit, les deux compères cessèrent de se chamailler pour des broutilles. Ils se tournèrent vers leur camarade en ne se souvenant pas de l'avoir vu rire une seule fois. Il contrôlait toujours si bien ses émotions.


    - Seiichi ? fit Rentarou en s'agenouillant sur le sol.


    - Je vais bien, dit-il par réflexe.


    - Menteur, souffla Tyro qui s'assit lui aussi à terre.


    - Tu as compris ? demanda Seiichi en se tournant vers Rentarou.


    - Ce n'est pas très difficile une fois qu'on voit les cicatrices dans ton dos.


    Cette réponse intrigua l'adolescent aux cheveux ébènes.


    - Tu étais à au moins quatre mètres de moins, se remémora t-il. Comment as-tu su qu'il s'agissait vraiment de cicatrice liées à la maltraitance ?


    Comme à l'accoutumée, Seiichi se montra d'une clairvoyance et d'une faculté de déduction incroyables. Embarrassé, Rentarou hésita à répondre. Il ne voulut pas aborder cette partie de sa vie. En même temps, le jeune homme se douta que son meilleur ami aurait sûrement envie d'entendre son témoignage.


    Le dos courbé, il se pencha vers le sol pour ne croiser aucun regard.


    - J'ai abandonné l'école après mes sept ans … Je voulais aider kaasan à avoir de l'argent … Je ne supportais pas de rester à ne rien faire à part la voir souffrir … Dans les quartiers pauvres et moyens de ma ville natale, les adultes n'ont pas pitié pour les gamins … J'ai fait des petits boulots dans un resto pour presque rien … Le patron trouvait souvent des excuses pour ne pas payer et passait sa mauvaise humeur à me frapper quand l'envie lui prenait …


    En silence, ses compagnons l'écoutèrent. En particulier Seiichi. Lorsqu'il termina sa lente tirade, le lycéen géant pivota son corps et laissa tomber la serviette enveloppant son torse à terre.


    Sur le haut de son dos, entre les deux omoplates, se dessinait une ancienne plaie refermée depuis plusieurs années.


    - Tu en as juste une ?


    Rompant le silence, l'adolescent aux cheveux ébènes scruta avec grande attention la longue cicatrice et écouta religieusement le récit de son ami. Seule sa voix resta maitrisée n'indiquant pas son réel intérêt.


    - Mon patron faisait attention de frapper au même endroit. Ca se serait vu sinon.


    - Mon père ne se soucie pas de ce genre de détails.


    Mis en confiance par le témoignage de son meilleur ami, Seiichi s'affranchit des barrières qui jalonnaient son cœur depuis si longtemps. Les premiers mots sortis, le reste suivit naturellement.


    - J'ai toujours pensé que je le méritais, enfant. Mes parents m'ont enseigné des règles très strictes à toujours respecter. Je n'y arrivais pas. Cela paraissait normal d'être puni. J'avais commis une faute.


    Dans son esprit, le tout premier coup de fouet reçu remontait à tellement loin que Seiichi ne sut le dater exactement. Sans doute vers trois ans quand il avait commencé à apprendre les arts martiaux.


    - Je suis le fils aîné de mes parents. Je ne sais pas si vous êtes au courant des coutumes japonaises concernant les droits d'aînesse mais …


    - Mais au Japon, l'aîné des enfants est celui sur lequel les parents reposent traditionnellement tous leurs espoirs pour leur vieillesse, coupa Tyro, satisfait de montrer ses connaissances.


    - Et pourquoi l'aîné ? Et pourquoi ils ne comptent pas sur tous leurs enfants ? s'interrogea Rentarou cherchant à comprendre comme toujours les différentes raisons d'une pratique.


    - Parce que c'est cool pour les cadets ! Ils peuvent se reposer et s'amuser autant qu'ils le veulent pendant que l'aîné se tue à la tâche, répliqua Tyro.


    Seiichi sourit faiblement. La curiosité insatiable de Rentarou et les plaisanteries constantes de Tyro l'amusaient toujours.


    - Cependant à ma naissance, reprit-il, j'étais un bébé très faible. Mon corps a toujours été faible. Mes parents ont refusé de m'attribuer ce droit et l'ont donné directement à mon frère qu'ils ont conçu en quelques mois seulement.


    - Mais tu ne n'y peux rien si tu es malade, objecta Rentarou. Ca n'a rien avoir avec tes capacités.


    Sans tenir compte de l'interruption, Seiichi poursuivit :


    - Toute mon existence, ma famille me comparait à mon frère. Ils le disaient parfait alors qu'il n'avait jamais rien à faire. Moi, mon père me demandait de prouver au moins une fois par jour que je méritais de vivre et d'appartenir au clan. Si j'échouais, il me fouettait et je devais aller dans ma chambre sans manger.


    - Pas possible ! hurla le gourmand du trio.


    - Il n'y a qu'une seule personne qui a compté pour moi là-bas …


    Sa voix s'étrangla d'émotion. Comme toujours, à chaque fois que ses pensées vers le souvenir de son défunt grand-père. Il descendit sa main vers ses cuisses et voulut prendre la montre de sa poche. l'adolescent n'eut pas le temps de poursuivre son geste et de s'apercevoir qu'il ne portait plus son pantalon. Rentarou lui tendit son précieux bien. Lentement, il le prit et le serra contre sa poitrine.


    - Elle appartenait à mon grand-père, dit-il faiblement.


    Restant silencieux, Rentarou comprenait parfaitement son sentiment. Passant machinalement sa main droite à cou où pendait un petit crucifix et une médaille de la Vierge lui rappelant sa mère, il savait très bien qu'il serait incapable de se sentir bien sans ces précieuses reliques.


    - Mon grand-père était génial et plus évolué que ceux de ma famille, entama Seiichi d'une voix plus enjouée. J'étais tout petit à l'époque. Il m'emmenait souvent en ville au cinéma ou jouer aux jeux vidéos mais disait à mes parents que nous nous promenions dans les rues et m'enseignait l'histoire de la ville et du Japon. Ce n'était pas si faux. Il me racontait de belles histoires. Les légendes les plus anciennes de notre pays.


    En se rappelant tous ces souvenirs de plaisir insouciant, le jeune ninja se sentit mal. Son cœur se serra. Son grand-père lui manquait terriblement.


    - Mais il est mort. Assassiné, conclut-il froidement.


    - Assassiné ?


    Rentarou et Tyro avaient réagi en chœur. Dans un pays où le taux d'homicide était évalué à 0,6% approximativement, cela les interpela.


    - Le coupable a été attrapé ? s'informa Rentarou.


    - Tout le monde le connait mais il n'a jamais été inquiété, dit Seiichi toujours froidement.


    - Explique-nous, réclama Tyro.


    - Cela s'est passé lors du festival de Gion. Le cortège défilait dans les rues de Kyoto et nous nous sommes rendus au temple. En tant que doyen du clan, mon grand-père avait la charge de la cérémonie. Cependant il a été pris d'un malaise au milieu de l'ascension des marches. Il s'est effondré. J'ai commencé par crier et j'ai voulu courir pour l'aider. Cependant ma mère m'a arrêté. Sa main s'est posée sur ma bouche pour m'empêcher de parler. Je priais pour que quelqu'un, humain ou Dieu, intervienne.


    Malgré la déferlante de sentiments contradictoires qui agitait et tourmentait son cœur douloureux à l'évocation du jour le plus horrible de sa vie, il conserva la voix toujours froide et détachée tout le long de son monologue.


    - Soudain mon père est sorti du rang. J'avais de l'espoir. Je me disais qu'il venait sauver son père adoptif. Cependant il est passé devant lui sans lui accorder un seul regard et a poursuivi la cérémonie sans s'inquiéter de son état. Mon grand-père est décédé de sa crise cardiaque alors qu'il aurait pu être soigné si quelqu'un avait agi.


    - Personne n'a bronché parmi la foule ? s'indigna Rentarou ahuri.


    - Le clan Shiromiya est puissant et connait beaucoup de secrets des personnes influentes de notre pays, et encore plus dans la région du Kansai.


    - C'est trop nul, lâcha Tyro.


    - Ensuite je ne me souviens pas. Quand j'ai vu mon père ne pas s'occuper de mon grand-père, je me suis évanoui. Si j'ai compris correctement, j'ai fait un choc traumatique en réaction. Je me suis réveillé trois semaines plus tard. Je n'ai même pas pu assister à la crémation de grand-père.


    - Crémation ? C'est quoi ? Il y a une tradition japonaise qui prescrit de mettre de la crème sur le corps des défunts ?


    L'innocente question de Rentarou était si simple et amusante que Tyro ne put se retenir d'éclater de rire. Seiichi rit aussi, très doucement.


    - La crémation, Rentarou, est un moyen funéraire. Cela sert à désigner l'opération durant laquelle le corps du défunt est brûlé pour récupérer ses cendres.


    - Ce n'est pas logique, protesta Rentarou avec mauvaise foi. Il n'y a aucun rapport entre le feu et le mot de crémation.


    Profitant de cet intermède qui avait ramené une note joyeuse, Tyro se décida à intervenir au sein de la conversation. Jusqu'à présent, il s'était contenté d'écouter et avait réagi lorsqu'il n'était plus parvenu à contrôler son étonnement.


    - Pourquoi restes-tu avec eux ? Si tu n'est pas heureux, pars !


    - Où veux-tu que j'aille, idiot ? Je ne possède rien. Je dispose juste d'une somme minimum pour ma première année d'étude au lycée vu que je suis interne à Tokyo.


    - Moi, même si je n'avais pas le moindre sou, si j'étais malheureux, je partirais, renchérit Tyro.
    - Vivre tout seul est très difficile, répliqua Rentarou en élevant sa voix. Tu as besoin d'argent pour la moindre chose que tu fais !


    - Je n'ai pas dit que ce n'était pas facile. Il n'y a rien de facile dans ce monde, objecta Tyro qui inclina très légèrement la tête vers le bas. Cependant …


    A ce moment, il redressa la tête fièrement et continua d'un ton plus vigoureux :


    - Cependant je crois que rien n'est impossible si on met du sien et qu'on donne tout ce qu'on a pour atteindre ses objectifs. De plus, quand la nuit tombe à la fin de la journée, le soleil finit par revenir, non ? Et quand il pleut, le soleil revient aussi. Puisqu'il n'existe ni pluie sans fin ni nuit éternelle alors je crois en le fait le malheur ne dure pas. Cependant comme notre bonheur dépend de nous et de nos décisions, il n'y a que nos actions qui permettent de déterminer le temps que pourra durer nos souffrances. Mais si tu n'agis pas, tu ne changeras rien à ta situation.


    Ses deux interlocuteurs restèrent silencieux à écouter cette grande leçon de philosophie. A la fin de son exposé, Tyro n'ajouta rien et attendit leurs réactions. Rentarou se décida à briser la glace.
    - C'est humiliant de recevoir une leçon d'un gosse de bonne famille.


    - Personnellement, j'apprécie les tournures de phrases employées par Tyro, avoua Seiichi. Il est à se demander pourquoi tu n'es pas capable de reproduire cette mélodie lors de tes devoirs de Japonais et de Littérature.


    Rongeant son frein intérieurement, Tyro ne se formalisa pas de l'allusion. Toutefois, il se promit de régler ses comptes un autre jour.


    - Mais tu sais, Seiichi, tu n'es pas obligé de décider aujourd'hui, reprit Rentarou. Il faut du temps pour analyser sa situation et opter pour la solution qui nous paraît la mieux.


    - Oui, j'ai besoin de réfléchir. Qui plus est, il me reste encore deux ans et demi avant la fin du lycée et mon retour définitif au clan. Cela représente assez de temps pour prendre une résolution.


    - Mais tu sais, je ne suis pas très fier comment je l'ai obtenu l'argent qui dort actuellement sur mon compte, ajouta Rentarou en baissant son regard. Avant de me livrer la police, j'ai placé tout l'argent que j'ai obtenu des coups montés quand j'étais encore délinquant. Ca représente beaucoup d'argent. Alors si tu as besoin …


    - Pas question ! le coupa le jeune ninja d'un ton sec.


    - Tu n'es pas vraiment en position de refuser, tempéra Tyro.


    - Je sais, approuva Seiichi dont le ton restait acerbe. Cependant j'ai toujours été entretenu par ma famille. Si je les quitte, je veux être capable de me débrouiller. Pour ma fierté !


    - Je comprends, dit Rentarou en faisant un signe d'approbation de la tête.


    - Moi pas !


    - Quand tu n'as plus rien du tout, Tyro, il te reste encore ta fierté. Ca veut dire que tu ne veux pas de l'aumône des autres. Tu te sens déjà humilié et diminué de ce qui t'arrive. Tu as honte. Alors accepter l'aide des autres, même un ami, ça te rend encore plus malade, expliqua Rentarou.


    Fronçant les sourcils, Tyro n'ajouta rien mais trouva le raisonnement un peu idiot. Néanmoins, il comprit que ce sentiment de fierté comptait énormément pour ses deux meilleurs amis et cela le peina.


    Le jeune tennisman compara son existence à celle de ses deux amis. Ceux-ci avaient dû tant affronter d'épreuves terribles pour leur âge. Sa résolution était faite. Sans savoir comment les aider ou les soutenir, il ne les abandonnerait jamais.

     


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