• Chapitre 46

     


    Le jour de la demie-finale du tournoi national, Rentarou se réveilla vers sept heures. Après avoir dit bonjour à la photographie de sa mère sur sa table de chevet et pris ses vêtements, il quitta la pièce et se rendit à la salle de bains où l'attendait une surprise. Sous ses yeux étonnés, son meilleur ami sortait de la douche, nu, et s'essuyait avec sa serviette. Ce spectacle ne le gêna nullement. Tous deux se lavaient ensemble chaque matin depuis la rentrée du second trimestre. Cependant quelque chose avait changé aujourd'hui. Shintarou se tenait sous l'une des douches et frottait la considérable masse chevelue qui se dressait sur son crâne avec du shampoing.

     


    - Que fais-tu là, Seiichi ?

     


    - Comme tu le vois, je me lave, lui répondit son ami sans le regarder. Tu sais, il s'agit de cette tâche que tu dois accomplir chaque jour pour éviter de puer.

     


    Rentarou pesta et jeta un regard de travers au jeune ninja. Il détestait plus que tout quand celui-ci utilisait ce ton condescendant comme s'il s'adressait à un débile.

     


    - C'est toujours comme ça le matin entre vous deux ?

     


    Une main sur le mitigeur d'eau froide, Shintarou s'apprêtait à se rincer quand il avait posé cette question.

     


    - On est toujours comme ça, répliqua Rentarou tout en se déshabillant.

     


    En terminant d'ôter son pyjama et prenant sa douche, l'adolescent aux lunettes sombres songea que son meilleur ami évoluait de plus en plus et s'en réjouissait pour lui. Désormais, il n'avait plus peur de montrer ses cicatrices à ses amis proches, parlait davantage avec leurs camarades de classe et acceptait de participer occasionnellement aux jeux proposés par Sawamura. Parfois, Seiichi défiait aussi l'autorité scolaire. Néanmoins, Rentarou n'était pas convaincu que ce dernier point pouvait être considéré positivement. Le récit avait entendu de Takaishi sur l'expérience sabotée l'avait effrayé quelque peu.

     


    Quand les trois adolescents se furent enfin lavés, ils s'apprêtèrent à descendre au réfectoire lorsque Shintarou intervint.

     


    - Dis Rentarou, mes habits iront ?

     


    En se tournant son interlocuteur, il détailla ses habits. Comme chaque jour de congé, le rouquin portait son tee-shirt blanc à liseré jaune, un short marron et de longues chaussettes blanches descendues sur ses baskets oranges. Le lycéen géant retint un soupir. Son esprit ne parvenait toujours pas à comprendre comment un être humain normalement constitué pouvait s'habiller d'une manière pareille par un tel froid.

     


    - Eh bien, ce n'est qu'un remplacement provisoire, dit Rentarou. Je doute que buchou consente à te prêter une tenue pour un seul match.

     


    - De toute manière, il faudrait tailler et recoudre une de vos tenues pour en faire une que Shin soit capable de porter sans nager dedans.

     


    - SEIICHI !!!

     


    N'aimant pas ce rappel sur sa petite taille, même s'il n'éprouvait aucun complexe vis à vis de celle-ci, le rouquin donna la chasse au ninja. Naturellement, ce dernier se servit de ses capacités pour disparaître, se déplacer vite, et réapparaitre devant la porte du réfectoire. Pendant ce temps, Shintarou courut à travers le couloir et descendit l'escalier sur la rampe dans l'espoir d'aller plus vite. Seul Rentarou, blasé de cette agitation perpétuelle, marcha lentement.

     


    - J'ai gagné, nabot, se moqua Seiichi.

     


    - Et si nous allions manger ? Je commence à avoir drôlement faim !

     


    En rejoignant ses deux amis, Rentarou venait d'accomplir le rôle pour lequel il était le plus doué de la bande : l'arbitre. Très gourmands de nature, les deux rivaux s'empressèrent d'enterrer la hache de guerre et d'entrer dans le réfectoire. Puisqu'on était un Samedi, personne ne faisait encore la queue. Ils eurent donc la possibilité de réclamer plus que de leur part habituelle sans se faire huer derrière. Seiichi et Shintarou abusèrent donc de cet état de grâce. Leurs plateaux étaient recouverts d'un grand bol de riz, une dizaine de pâtisseries, six fruits, un pancake complet, une soupe miso et des crevettes. Comme à l'accoutumée, Rentarou mangea légèrement et se contenta d'un simple bol de riz, d'une soupe miso et d'une pomme.

     


    Après avoir mis une demie-heure à ingurgiter leur repas, le trio se leva. Rentarou décida de partir avec Shintarou au stade du Colyseum à Ariake. Pendant ce temps, Seiichi irait à l'infirmerie puis passerait prendre Tyro chez lui pour se rendre au stade ensemble.

     


    En arrivant sur les les lieux, Rentarou rejoignit ses équipiers. Shintarou se colla derrière lui pour ne pas être remarqué. Ils attendirent un quart d'heure environ l'arrivée de Motoguchi au pas de course, très essoufflé, puis Kurata donna le signal d'entrer. Lorsqu'ils gagnèrent le côté droit autour du court, les deux paires de doubles commencèrent à s'échauffer. Rentarou sut que c'était le moment de parler à Kurata. Il s'avança vers lui.

     


    - Qu'est-ce qu'il y a, Satsuma ? demanda celui-ci en arquant un sourcil.

     


    - Je ne peux pas jouer aujourd'hui … , avoua Rentarou en baissant la tête. Je suis désolé …

     


    - Ah oui ? Pourquoi ? s'enquit Kurata en haussant la voix.

     


    Le jeune homme aux cheveux à la couleur du corbeau ne supportait pas les changements de dernière minute. Cela le rendait agressif.

     


    - Je me suis blessé hier …

     


    - C'est pas vrai ! Que va t-on faire maintenant ? pesta t-il. On a besoin de sept joueurs !

     


    Redressant la tête, Rentarou arbora un sourire un peu timide.

     


    - Mais buchou, tu es très fort. Comme Raphael-sempai, fukubuchou et Ogawa-sempai. Il suffit de mettre un remplaçant à ma place et je suis sur même s'il perd, vous gagnerez quand même.

     


    - Sauf que je n'ai personne sous le coude ! riposta Kurata en envoyant des postillons au visage de Rentarou.

     


    - Moi, je peux aider si tu veux, Kurata-buchou, intervint Shintarou en s'approchant à son tour.

     


    - Toi ?

     


    En voyant le rouquin venir en sa direction, la colère de Kurata retomba comme un soufflé. La pensée de voir ce garçon sur le court était risible pour lui. D'ailleurs, il éclata de rire comme un dément en pleine crise.

     


    - C'est une blague ? fit Kurata en reprenant sa contenance coutumière.

     


    - C'est le seul que j'ai à te proposer, buchou, dit Rentarou. Désolé.

     


    Les yeux de Kurata se posèrent à nouveau de Shintarou avec insistance. Il ne put s'empêcher de rire à nouveau et détourna rapidement son regard.

     


    - Eh bien, il sait au moins tenir une raquette, conclut-il avec amusement. A présent, je vais remettre la liste de nos joueurs aux organisateurs.

     


    Rentarou remercia son buchou en s'inclinant très bas du buste. Il obligea Shintarou à l'imiter en le poussant dans le dos. Celui-ci le fit à contrecœur. Le jeune homme se souvenait de son rire moqueur et se promit de lui montrer son véritable jeu. Le rouquin partit, selon les directives de son ami, s'échauffer. Pendant ce temps, Rentarou s'avança vers le banc où était assis Raphael à vérifier le cordage de sa raquette.

     


    - Raphael-sempai, tu pourrais aller aider mon remplaçant à s'échauffer ?

     


    Encore une fois, l'adolescent effectua une inclination très respectueuse du buste pour accompagner sa requête.

     


    - Un remplaçant ?

     


    - Je me suis blessé à l'épaule. Haruko-sensei m'a interdit de toucher à ma raquette avant les vacances d'hiver.

     


    Raphael ne dit rien suite à ces informations. Il se contenta de se lever et s'éloigna à la recherche de la personne que son kouhai lui demandait d'aider à s'échauffer. Rentarou patienta quelques minutes et annonça son départ dans l'intention de ramener des boissons pour tout le monde.

     


    Pendant ce temps, le jeune français s'était dirigé vers les salles intérieure du stade. Il dépassa les nombreux vestiaires, arriva dans la partie réservées à celles servant aux échauffements, et prêta l'oreille. Son sens de l'audition lui permit de répérer un bruit répété de l'une d'elles. Le son d'une balle contre un mur. Il alla vers cette direction et entra.

     


    - Il paraît que tu as besoin d'aide pour t'échauffer.

     


    Étonné d'entendre cette voix, Shintarou rata le dernier rebond de sa balle qui fila à toute vitesse vers Raphael. Celui-ci l'arrêta en la cueillant dans sa paume droite. Le rouquin se tourna et contempla l'adolescent en face de lui.

     


    - Raphael … , murmura t-il.

     


    - Ne me dis pas que c'est toi que Satsuma et Kurata-buchou ont choisi pour jouer le match en simple trois, lâcha Raphael décomposé.

     


    - Pourquoi ? Ca te fait chier ? rétorqua Shintarou avec mépris.

     


    L'adolescent accusa le coup. Cela lui fit étrange de constater que le jovial petit garçon roux toujours de bonne humeur pouvait être capable de piques invectives. Cependant il les méritait et il n'était pas fier de son attitude envers son ami japonais. Néanmoins, sa décision lui avait paru primordiale. Le jeune homme se laissa alors choir sur l'unique banc de la pièce.

     


    - Raphael ? Ca ne va pas ?

     


    Malgré toute la volonté qu'il essayait de déployer pour montrer sa mauvaise humeur, Shintarou restait incapable de la conserver bien longtemps. Surtout en voyant une personne triste ou abattu. Surtout si c'était un précieux ami.

     


    - Ce que je t'ai dit l'autre jour, Shintarou, je ne le voulais pas.

     


    - Ah oui ? Alors tu as été possédé pour me les dire, c'est ça ?

     


    Shintarou rit aux éclats de sa plaisanterie. Raphael secoua faiblement la tête de sa réaction. Il était parfois dur de communiquer avec ce garçon.

     


    - Je veux juste te protéger, Shintarou.

     


    - Me protéger ? De quoi ?

     


    Le jeune français baissa la tête. Il chercha ses mots pour exprimer ses sentiments. Mais les discussions, ce n'était pas du tout son domaine de prédilection. De toute manière, à part le tennis, Raphael ne savait rien faire.

     


    - Tu as un rêve très important, Shintarou. Tu serais malheureux de le perdre, non ?

     


    - Il n'y a pas moyen que ça arrive, assura t-il avec insouciance. Tu sais, j'ai fait le mois dernier plusieurs concours d'entrée à l'université avec des annales et avec mon simple niveau de lycéen de première année, je suis capable d'intégrer Todai.

     


    - C'est quoi Todai ? voulut savoir Raphael en relevant la tête.

     


    - Oh ! C'est juste une fac comme une autre au Japon !

     


    Habituellement, Shintarou ne mentait jamais. Doté d'une grande franchise et d'une sincérité à toute épreuve, le garçon disait toujours la vérité même si parfois cela s'avérait mieux de la cacher. Cependant il lui arrivait de recourir à la pratique du mensonge pour dissimuler ses propres exploits. Si certaines personnes se glorifiaient des leurs et s'en enfiévraient, pas lui. Le rouquin préférait travailler dans l'ombre et s'amuser à la lumière avec ses amis. C'était la raison à pourquoi il faisait toujours l'idiot en classe et répondait les bêtises les plus énormes quand un professeur l'interrogeait.

     


    - Si Kurata-buchou s'intéressait à toi, tu pourrais ne plus y aller, annonça gravement Raphael.

     


    - Pourquoi ? Je voudrais bien voir ça ! s'exclama Shintarou avec indignation.

     


    - Sakumai ne vous a rien dit ? Il a surpris une réunion informelle des titulaires.

     


    Devant le visage incompréhensif de son ami, Raphael devina que non. Cela l'étonna grandement. Il côtoyait Tyro depuis assez longtemps pour savoir que sa personnalité fougueuse lui aurait donné envie de crier à tout le monde sa découverte.

     


    - C'est étrange. Tu es pourtant un de ses amis proches.

     


    - Je ne sais pas de quoi tu parles mais les Sanonis ne nous disent pas tout. Ils gardent pas mal de trucs entre eux.

     


    - Les Sanonis ?

     


    - Je ne t'en ai jamais parlé ? Rentarou, Seiichi et Tyro se sont surnommés comme ça car ils se considèrent comme les plus forts au tennis du bahut !

     


    En se souvenant du plus récent match de Rentarou, du premier de Seiichi au club et du palmarès de Tyro, Raphael hocha de la tête.

     


    - Ce n'est faux comme raisonnement.

     


    En sentant que Raphael se servait de ce prétexte pour changer de sujet et zapper celui qui l'embarrassait le plus, Shintarou se décida à revenir à la charge.

     


    - Alors qu'est-ce que Tyro a découvert ?

     


    N'ayant plus aucun espoir d'échappatoire, Raphael se résigna à avouer la vérité. Il parla des méthodes de Kurata consistant à faire pression sur ses équipiers pour influer sur les résultats de leurs matches et raconta aussi comment Matsuda et Kurata avaient manœuvré pour attirer Rentarou, un joueur très doué et taciturne qui acceptait docilement les ordres.

     


    - C'est horrible ! Et pourquoi tu es complice de tels agissements ? se révolta t-il.

     


    Appuyant sa tête contre le mur derrière lui Raphael lui répondit avec lassitude :

     


    - Je ne suis pas complice. Je m'en fiche.

     


    - Moi, je ne me fiche pas que des amis soient lésés !

     


    - Les gens n'ont pas d'importance pour moi, Shintarou. Ils passent. Il y a longtemps que j'ai arrêté de me lier aux autres. Quand je croise quelqu'un dans la rue, je ne le regarde même pas.

     


    Peiné d'entendre de tels mots remplis d'une douleur si forte et amère, Shintarou baissa la tête. Il connaissait la triste histoire de son ami. Raphael le lui avait confié un jour lors des vacances d'été. Le rouquin n'arrivait même pas à imaginer la peine et la tristesse ressenties par son ami. Pour un enfant choyé par ses parents et sa grande sœur au milieu d'un petit village empli de personnes aimantes et chaleureuses, c'était impossible. De la solitude, le garçon ne connaissait que la définition du mot.

     


    Cependant il releva aussi quelque chose ne correspondant pas à la logique de son ami.

     


    - Dans ce cas, pourquoi tu as dit vouloir me protéger ?

     


    Raphael grimaça. Derrière ses airs de gamin un peu simplet, Shintarou se montrait pourvu d'un sens de la logique très développé et d'une vive intelligence.

     


    - Eh bien … , commença t-il avec hésitation. Il y a parfois des gens à qui j'arrive à m'attacher.

     


    - Ah oui ? Et il y a combien ?

     


    - Jusqu'à présent, deux.

     


    - Je me sens désolé pour toi qu'il y en a si peu, déplora Shintarou.

     


    Le visage du jeune français se détendit quelque peu. Un sourire, très discret, apparut.

     


    - Bizarrement, on est devenus amis pendant les vacances d'été. Il y a quelque chose au Japon qui permet de se lier aux autres à cette période ?

     


    Ne comprenant pas cette phrase aussi étrangement formulée, Shintarou réfléchit à sa signification. Quand il réalisa son véritable sens, il fut si ébranlé que ses yeux s'étirèrent et s'écarquillèrent au maximum qu'ils en furent capables.

     


    - Le Japon est une terre mystérieuse, s'amusa t-il.

     


    Se sentant maintenant pleinement confiance, le rouquin décida de reprendre le thème qui l'intéressait actuellement le plus dans leur conversation.

     


    - Pourquoi alors as-tu renié notre décision ?

     


    - Pour être sincère, j'avais très envie de jouer en double avec toi. D'ailleurs, j'ai toujours envie. Cependant je ne veux pas qu'à cause de ça, tu sois en danger avec Kurata-buchou.

     


    - Il ne me fait pas peur ce type, protesta Shintarou avec bravoure.

     


    - Shintarou, soupira t-il. Tu n'es pas effrayé de ne pas intégrer l'université ?

     


    - Je ne vois vraiment pas pourquoi ! Kurata-buchou raconte n'importe quoi pour vous faire marcher à la baguette ! Tout ça c'est juste du vent !

     


    - C'est vrai que je n'y aurais pas cru si je n'avais pas eu de preuves.

     


    - Des preuves ?

     


    Shintarou perdit son ton colérique. Il sembla prêt à écouter les nouvelles informations que pouvaient lui donner son camarade.

     


    - Vois-tu, Motoguchi-sempai compte étudier la géographie et l'archéologie à l'université. Quant à Nagai-sempai, il veut devenir mangaka et cherche un artiste auprès de qui il pourra apprendre.

     


    - Eh ? C'est cool ! se réjouit Shintarou.

     


    Cependant le visage grave et impassible de Raphael lui indiqua une suite moins heureuse.

     


    - Durant les vacances d'été, Motoguchi a réussi un concours d'une fac sur Tokyo. Pendant ce temps, Nagai-sempai a réussi à attirer l'attention d'un mangaka pro grâce à la qualité.

     


    - Wah ! C'est une chance inespérée !

     


    Passionné par le milieu de l'animation et du manga, le rouquin savait combien il était difficile de se faire une place dans celui-ci. Cependant le visage sombre de son compagnon lui faisait comprendre que la suite ne serait pas aussi rose.

     


    - Quelques jours après la rentrée, Kurata-buchou nous a réuni, sans Satsuma évidemment, et a demandé à Nagai-sempai et Motoguchi de perdre.

     


    - Qu'ont-ils répondu ?

     


    - A ce moment, ils avaient retenu les leçons de Satsuma de Juillet et les nôtres d'Août. Ils voulaient montrer ce qu'ils avaient appris. Alors ils ont refusé.

     


    - Ouais ! Bien fait, Kurata-buchou !

     


    Réagissant au récit de son camarade, Shintarou leva son bras en un geste de victoire.

     


    - Cependant quelques jours plus tard, ils ont reçu une lettre des endroits où ils espéraient aller après le lycée. Elle leur disait qu'ils n'étaient plus acceptés.

     


    - Eh ? Mais pourquoi ?

     


    - Un peu plus tard, Kurata-buchou est venu les voir et leur a expliqué qu'il a bloqué toutes leurs futures entrées en fac et dans la vie active. Il les a fait chanter. S'ils se décidaient à perdre chacun de leurs matches, il rétablirait leurs inscriptions.

     


    - Kurata-buchou a fait ca ? Quelle horrible personne ! C'est monstrueux !

     


    - Tu comprends maintenant ? Si tu rentrais dans l'équipe de Ryogaku, tu te retrouverais confronté à ce genre de choix.

     


    Gardant le silence, Shintarou médita sur ces révélations que venaient de lui faire son ami. Il comprenait maintenant mieux les raisons l'ayant poussé à le rejeter deux mois plus tôt malgré lui et détestait plus que tout se voir imposer un tel choix. Cependant le rouquin n'avait pas d'autre alternative. Être vétérinaire restait la seule chose importante pour lui. Il devait étudier à l'université pour y parvenir. Que pourrait-il faire autrement ?

     

     

     

    En réfléchissant, il avait toujours la possibilité de vivre dans la forêt au contact des animaux et de la nature. Pour lui, c'était une vie enrichissante et heureuse à laquelle il aspirait enfant.

     

     

     

    Mais il lui était rigoureusement interdit de prendre cette voie. Son père avait dépensé de beaucoup d'argent pour l'éducation de ses deux enfants. De l'argent qui aurait pu être injecté dans son propre rêve et réaliser de grandes choses pour son village natal. Pour le sacrifice de son père, il ne pouvait pas reculer. Il lui fallait étudier et honorer ses efforts.

     


    - Kurata-buchou ne mérite pas son titre, marmonna Shintarou.

     


    - En attendant, il l'a malheureusement et nous ne serons pas en paix tant qu'il ne quittera pas le lycée, déplora Raphael.

     


    - Raphael, que dois-je faire ?

     


    - A propos du match d'aujourd'hui ?

     


    Le garçon à la masse chevelue hirsute hocha faiblement de la tête en guise de réponse.

     


    - Joue comme tu as joué quand je t'ai testé en Avril, conseilla t-il. Tu auras le temps de montrer toutes les prouesses dont tu es capable plus tard.

     


    L'espace d'un instant, Shintarou pensa que c'était la meilleure solution. L'année prochaine, me rouquin pourrait montrer à ses amis l'étendue de ses capacités. Quatre mois, ce n'était pas si long. En étant capable de patienter deux ans pour la sortie d'un de ses jeux vidéos préférés, il devrait supporter ce délais plus court. Cependant sa mémoire se souvint brusquement de son engagement envers Rentarou. Il lui avait promis hier soir de jouer à son maximum pour gagner à sa place. Au matin, il avait aussi dit à ses deux camarades internes que son match leur couperait le souffle à tous les deux. Le jeune homme se rappela aussi du rire moqueur et des allusions blessantes de Kurata.

     


    - Non ! Il n'y a pas moyen que je perde !

     


    En disant cela, ses poings s'étaient serrées. Les iris de ses yeux verts pétillaient si intensément qu'ils donnaient l'impression de s'enflammer. Son âme elle-même brûlait du désir de la victoire.

     


    - Shintarou … , murmura Raphael.

     


    - Raphael, dépêche-toi ! On a perdu du temps ! Je dois m'échauffer !

     


    Connaissant l'entêtement du petit rouquin, le jeune français savait que cela relevait du miracle de le faire changer d'avis quand il entrait dans cet état d'esprit. Raphael se leva donc de son banc et saisit sa raquette.

     


    Pendant ce temps, à l'entrée de la salle, dissimulé dans l'ombre de la porte, quelqu'un les observait. Du moins, il les écoutait et ne pouvait rien voir de sa cachette. C'était d'un adolescent de grande taille aux cheveux de jais qui arborait des lunettes sombres. Il sourit de satisfaction en quittant son poste d'observation à partir du moment où les deux jeunes dans la pièce débutèrent leur échauffement.

     


    Parfait ! La première partie de notre plan a parfaitement réussi, pensa t-il. Espérons que Shin saura évoluer aussi bien lors de la seconde partie.

     


    Lorsque Rentarou revint vers les titulaires de son équipe, le bras gauche portant une boite dans lequel il avait entassé des canettes de soda et de jus de fruits, le premier match était perdu pour eux. Nagai et Motoguchi sortirent du court, la tête basse. Tous deux prirent une canette que leur donna leur plus jeune équipier et allèrent s'asseoir sur le banc derrière eux pour la boire. Tandis que le double suivant entra à son tour, Rentarou espéra que son ami aurait assez de temps pour s'échauffer. Sa discussion avec Raphael avait beaucoup duré. Au bout d'une demie-heure, quand Uegami et Ogawa marquèrent leur cinquième point, Kurata se retourna et demanda à Satsuma d'aller chercher Shintarou et Raphael.

     


    Malgré le peu de temps dont ils disposèrent, Shintarou et Raphael n'avaient pas chômé. Par ailleurs, le petit rouquin avait déjà commencé à s'échauffer en étirant longuement tous ses muscles avant la venue de son ami. Ils effectuaient donc maintenant des passes.

     


    - Les doubles vont bientôt finis, annonça Rentarou en entrant dans la pièce.

     


    - Super ! Je vais leur montrer qui est réellement Fujita Shintarou ! s'exclama le rouquin en se retournant vers son ami aux lunettes sombres.

     


    Débordé par sa fougue et son impatience, celui-ci partit en courant laissant ses deux compagnons sur place. Rentarou se retourna et s'apprêta à le suivre quand Raphael alla vers lui. Il lui prit le bras droit et tira dessus sans obtenir de réaction de douleur.

     


    - Tu n'as jamais été blessé.

     


    En sentant son bras ainsi immobilisé, Rentarou n'eut qu'à le secouer pour se libérer. Il pivota ensuite pour faire face à son interlocuteur.

     


    - A quoi rime cette mise en scène ? demanda Raphael en le toisant d'un regard sévère.

     


    - J'agis seulement dans l'intérêt de Shintarou.

     


    Les yeux marrons du français s'écarquillèrent légèrement suite à cette réponse.

     


    - Explique-moi en quoi jouer un match pourrait l'aider.

     


    Le ton sec et froid du jeune homme ne départit pas Rentarou qui s'y était habitué depuis longtemps grâce à Seiichi.

     


    - L'adversaire qui joue en simple trois dans cette équipe est quelqu'un qu'il connait. Quelqu'un à cause de qui il a perdu sa confiance en lui. C'est pourquoi je pense qu'il doit l'affronter et lui faire face pour s'épanouir.

     


    - On parle bien de Shintarou là ? Le gamin roux hyperactif ?

     


    Peu porté sur la moquerie, Raphael ne put retenir toutefois un petit rire d'amusement. L'image d'une personne manquant de confiance en lui ne collait pas du tout à celle dont son esprit se faisait de Shintarou. Rentarou le comprenait. Il avait eu du mal à l'accepter aussi. Le lycéen géant répéta alors sommairement ce que lui avait raconté son meilleur ami quelques jours plus tôt.

     


    - Est-ce vraiment l'exacte vérité ? s'enquit Raphael avec impassibilité.

     


    - C'est ce que Seiichi m'a raconté.

     


    - Donc si je comprends bien ton plan est de le laisser se confronter à la personne qui a crée le traumatisme en lui pour le surmonter, c'est ça ?

     


    - Seiichi m'a expliqué qu'en psychologie, affronter un traumatisme était le moyen le plus efficace pour le surmonter.

     


    - Il a un diplôme de psy ? ironisa le français.

     


    - Seiichi lit beaucoup et il adore décrypter les comportements humains. En fait, il est cool ! C'est comme un détecteur de mensonges portatif, répliqua Rentarou. Enfin des fois, il est très agaçant avec cette faculté quand il se met à m'analyser moi !

     


    - Soit. Tes explications me convainquent, concéda Raphael. Cependant que fais-tu au sujet de Kurata-buchou ? Il pourrait lui demander de jouer à d'autres occasions ou n'importe quoi !

     


    - Buchou est mon affaire, trancha Rentarou avec fermeté.

     


    - Que veux-tu dire par là ?

     


    - Après le tournoi national, j'ai l'intention de défier buchou et le battre. Comme enjeu, je lui demanderais de reconnaître toutes ses manigances commises s'il perd.

     


    - Je vais finalement penser comme Matsuda ! Tu es naïf, Satsuma ! Tu penses vraiment qu'il acceptera de se battre contre toi comme ça ?

     


    - Ne me traite pas d'enfant toi aussi ! lança sèchement Rentarou. J'ai déjà réfléchi à un marché susceptible de l'appâter.

     


    - Puis-je savoir ce que tu vas lui proposer alors ? demanda Raphael dont la curiosité venait d'être titillée maintenant.

     


    - S'il perd, il avoue ses manigances. Par contre, s'il réussit à me battre, je démissionne du club.

     


    Stupéfait d'une telle déclaration, Raphael resta muet une bonne minute. Seuls ses yeux bougèrent observant son interlocuteur tels deux ronds de flancs.

     


    - Tu ne peux pas miser un enjeu pareil ! C'est dangereux !

     


    - Je le sais très bien. De toute manière, les conséquences qui me retomberont dessus ne me préoccupent pas.

     


    - Mais pourquoi ? Pourquoi veux-tu faire ça ? Pourquoi aller si loin ?

     


    - Pour la justice ! Voir quelqu'un se servir des autres par leurs rêves et leurs capacités est impardonnable ! Je veux voir buchou être puni pour ses crimes !

     


    Pensif, Raphael médita sur le sens de ce mot. Justice ... En réalité, il ne savait pas réellement ce que le terme signifiait. Vivant dans une parfaite autarcie, le français ne se souciait jamais des autres et se désintéressait du sort du monde et des gens évoluant autour de lui tant que son confort n'était pas menacé. Encore une fois, ses souvenirs le ramenèrent à Tyro et à sa réaction d'écœurement. Il fuyait. Il fuyait les problèmes pour ne pas les affronter. Raphael ne possédait aucun courage pour surmonter les épreuves imposées par la vie.

     


    D'ailleurs, il se décida à fuir cette conversation car elle commençait à l'embarrasser.

     


    - Arrêtons là. Le match de Shintarou doit être sur le point de commencer.

     


    Rentarou accepta. Il répondit monosyllabiquement à la suggestion. Les deux jeunes gens sortirent donc d'un pas pressé de l'intérieur du stade.

     


    Pendant ce temps, Shintarou avait rejoint les titulaires de son club. En jetant un regard envieux à leurs vestes uniformes, le garçon regretta de ne pas faire partie de l'équipe. Il aurait aimé jouer ce match en portant les couleurs de son lycée. Cela lui aurait rappelé de lointains souvenirs d'une époque heureuse désormais révolue.

     


    Passant la porte du court et la refermant derrière lui, il s'approcha du banc où était assis Kurata. Celui-ci le regardait en silence se préparer. Le rouquin cala son sac et l'étui de sa raquette sous l'appui gauche du banc, dézippa la fermeture de l'étui et sortit son arme de tennisman. Sa main extirpa aussi une bouteille d'eau de son sac et lapa une gorgée. Une fois cela fait, il se leva et écouta les recommandations de Kurata sans y prêter grande attention.

     


    - Donc Fujita, tu as compris ? Ne force pas trop. Tu peux te laisser dépasser et perdre facilement. Raphael et moi sommes là pour rattraper. Compris ?

     


    - Ne t'en fais pas, Kurata-buchou. Je ne ferais rien de plus dont je suis capable.

     


    - Parfait, conclut Kurata d'un fin sourire. Alors vas-y !

     


    Le jeune homme s'éloigna du banc et se plaça sur le terrain lui étant réservé. Il marcha en direction du filet pour serrer la main de son adversaire. Sa tête était penchée vers le sol alors ses yeux ne distinguèrent pas son visage. Son esprit essayer de réfléchir au style de jeu adverse.

     


    En atteignant le filet, il tendit sa main et releva la tête.

     


    Ce fut un grand choc.

     


    - Ryuutarou !

     


    En face de lui, de l'autre côté du court, se dressait un adolescent d'une quinzaine de centimètres de plus que Shintarou. Toutes ses mèches de cheveux blonds étaient penchées vers la droite, juste au-dessus de son oreille. Il toisait son nouvel adversaire d'un regard d'amusement et de suffisance. Le tennisman se nommait Uchita Ryuutarou et se trouvait être le joueur numéro un de la région d'Hokkaido du circuit lycéen.

     


    - Ca fait longtemps, Ryuutarou, murmura t-il.

     


    Devant cet ancien souvenir issu de son lointain passé, Shintarou avait perdu toute sa confiance en lui et sa joie de vivre qui formaient pourtant sa personnalité. Ses yeux se baissèrent vers la terre rouge. Ryuutarou s'empara de sa main et la lui broya presque sous ses phalanges d'acier.

     


    A l'extérieur du court, derrière le grillage, Rentarou et Raphael s'étaient placés, pour la première fois depuis qu'ils jouaient dans la même équipe, côte à côte pour assister au match. Le français avait l'impression d'halluciner en apercevant le visage décomposé de son ami.

     


    - Shintarou …

     


    - Ressaisis-toi rapidement, Shin, et affronte-le, dit à voix basse Rentarou. Montre lui quelle personne tu es vraiment !

     


    Le match débuta enfin. S'imposant, Ryuutarou décida de jeter sa raquette lui-même pour désigner qui engagerait le premier. Il fit tourner sa raquette et la lâcha. Celle-ci tomba du côté choisi. Il la ramassa et alla se placer sur la ligne de service vers le fond de son terrain.

     


    Faisant rebondir sa balle longuement, le tennisman de la région septentrionale du Japon la lança et frappa. Attentif, Shintarou essaya de la repérer. Cependant celle-ci fonça très rapidement. Grâce à sa vue aussi perçante que celle de son condisciple aux lunettes noires, il réussit à la voir et à interpréter sa trajectoire. Il s'avança pour la rattraper mais n'eut pas le temps. La balle amorça une légère descente et cogna le genou droit de l'adolescent. Le sang ne coula pas mais une intense douleur l'élança à cet endroit. Toutefois, il était particulièrement résistant et ce n'était pas suffisant pour le faire crier.

     


    - C'est le style de jeu de Uchita Ryuutarou, annonça Raphael à Rentarou.

     


    - Hein ? Quel style ? On a juste vu une faute là !

     


    - Il n'y a pas de faute, Satsuma. Uchita vise toujours les parties du corps de son adversaire en calculant des trajectoires permettant de prétendre qu'il n'a pas fait express. Il est peut-être un joueur invaincu mais c'est surtout parce qu'aucun de ses adversaires n'a tenu plus de quatre jeux.

     


    - Ah ! Shin ! s'écria Rentarou paniqué en couvrant sa bouche de sa main.

     


    - Tu aurais sans doute mieux fait de te renseigner sur son adversaire, non ? rétorqua t-il d'un ton très sec.

     


    Rentarou ne répondit rien. Il ne pouvait plus rien faire d'autre, à part se mordre les lèvres. Le lycéen géant regretta d'avoir eu cette idée si brillante, comme l'avait dit Seiichi, et n'avait pas envie voir son ami finir sur une civière.

     


    Le match se poursuivit toujours. Uchita termina son tour de service. Après avoir visé le genou de Shintarou, il atteignit ses épaules, d'abord droite puis gauche, et la partie supérieure de son bras droit. Celui-ci ne cria toujours pas. Le rouquin ressentit néanmoins la douleur irradiant de ses muscles. Mais quelque chose le stimula à ne pas se plaindre et à continuer. Il jeta de temps en temps de discrets coups d'œil vers Rentarou. Pour son ami qui lui faisait confiance, abandonner ou perdre était interdit, aujourd'hui ! Seiichi aussi, assis quelque part dans les gradins, croyait en sa victoire. Shintarou ne voulait pas décevoir ses amis.

     


    Debout sur la ligne de service, le garçon s'apprêta à commencer le second jeu et voulut rattraper son retard. Surpassant la douleur de ses épaules, il lança haut sa balle dans les airs et la frappa de toutes ses forces. Celle-ci partit rapidement mais se fit facilement intercepter par l'adversaire qui la lui retourna dans son ventre. Cette fois, il bascula à terre sous l'effet du coup.

     


    Comme toujours, il devine mes coups. Il connait toutes mes stratégies et techniques. Comment je peux gagner ? Comment je peux le battre ?

     


    Défaitiste, Shintarou n'entrevoyait plus la moindre lueur d'espoir. Il lui était impossible de gagner contre lui. D'ailleurs, cela ne s'était jamais produit. Comment avait-il pu être aussi idiot pour croire une seule seconde le contraire ?

     


    L'élève ne battait jamais son maître.

     

     


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