• Chapitre 16


    Après avoir entendu Kurata donner à ses équipiers l'autorisation de s'en aller, Rentarou hésita quelques minutes. Il décida finalement de bouger aussi en voyant les autres décamper en vitesse. En rejoignant ses amis à l'extérieur, ceux-ci parlèrent longuement de la rencontre puis se séparèrent. Tyro lui proposa alors de passer la nuit à sa maison. L'adolescent accepta aussitôt.


    Durant tout le trajet qu'ils effectuèrent à pied, Tyro ne cessa pas une minute d'évoquer son match en utilisant tous les superlatifs que son esprit pouvait trouver. Cela l'agaçait sérieusement.


    - Tyro, tu me fatigues là. Au fait, je croyais que tu ne voulais ne jamais assister à un match de Ryogaku ? Tu as changé d'avis ?


    - Je ne suis pas allé voir notre équipe jouer. Je suis venu voir mon copain jouer !


    Rentarou s'amusa de cette explication si simpliste. Malgré le silence absolu à ce sujet de son ami, il savait que celui-ci avait pleinement apprécié chacun des matches de la rencontre.


    Lorsqu'ils arrivèrent au domicile de son camarade, le lycéen géant prit le temps d'observer un peu mieux la maison. La dernière fois qu'il était venu, l'obscurité d'une nuit sans lune l'avait empêché de la détailler. Très haute, elle ne ressemblait pas du tout à celles du voisinages qui possédaient toutes un minimum de petites fenêtres, une façade peinte en blanc et un toit en tuiles rouges. Au contraire, ses murs étaient bâtis grâce à des briques jaunes et étaient percés de nombreuses et larges baies vitrées, avec une toiture de longues tuiles noires bleutées.


    Quand Tyro eut pénétra à l'intérieur, Rentarou s'avança vers le couloir pour quitter le petit vestibule dans lequel son ami s'était assis pour défaire ses baskets et enfiler ses chaussons. Cependant il posa à peine le pied sur le parquet qu'un superbe berger allemand de grande taille apparut devant lui en aboyant très fort.


    - Yuuki, couché ! cria Tyro depuis l'entrée.


    Dès que le gros chien perçut l'intonation menaçante de son jeune maitre, il se coucha sur le champ. Cependant à l'instant où Tyro arriva, sa queue remua très vite et l'animal bondit vers lui. Le jeune homme se baissa et le caressa en souriant.


    - Je te présente Yuuki, le chien de la famille, annonça Tyro en levant la tête vers son ami. C'est aussi mon frère jumeau en quelque sorte !


    - Tu peux t'expliquer un peu mieux ?


    - Mes parents l'ont acheté chiot deux semaines avant ma naissance, révéla Tyro avec fierté en passant ses bras autour du cou de la bête. On a à peine de deux mois de différence tous les deux !


    Rentarou ne dit rien et ne montra aucune réaction mais pensa que c'était une belle histoire. Il aurait bien aimé avoir un compagnon à serrer dans ses bras à défaut de ne plus pouvoir se blottir dans la douce étreinte maternelle.


    Quand Tyro se releva, celui-ci lui proposa de monter dans sa chambre et le guida vers les escaliers. En passant devant la porte ouverte du salon, le regard du garçon aux multiples piques fut attiré par la présence de sa sœur ainée et ses amies installées paisiblement dans les fauteuils. L'espiègle garçon ne sut retenir l'irrésistible envie qui le poussa à aller vers elle.


    - Tu es déjà rentré, toi ? soupira Junko en lui adressant un regard d'ennui.


    Âgée de dix-neuf ans, de longs cheveux chatains très clair dégringolaient librement dans le dos de la jeune fille. Leur teinte différait de celle de son cadet. Selon l'éclairage, la chevelure de l'adolescent tirait davantage sur un mélange de roux et de brun tandis que celle de sa sœur devenait blonde. Elle portait un top montrant le bas de son ventre et une minie-jupe très courte.


    - Tu as passé une bonne journée ma Juneechan que j'aime très fort ? minauda Tyro en faisant le visage le plus adorable et innocent que possible.


    - Oui, c'était très agréable, se radoucit-elle en constatant que son frère semblait d'humeur amicale.


    - Elle ne va pas durer je pense, estima Tyro en souriant narquoisement à présent. Je me demande si toosan et kaasan seront heureux quand je raconterais au diner que tu as passé toute la journée à regarder la télévision au lieu de chercher un boulot !


    - Sale peste ! rugit immédiatement Junko en se levant vivement.


    Dans sa colère, elle empoigna un coussin et s'apprêta à frapper son frère dans l'espoir d'obtenir sa supplication. L'aînée escomptait ainsi lui arracher la promesse de ne rien dire à leurs parents. Cependant l'adolescent n'était pas stupide au point de commettre une erreur si grossière. Dès que sa sœur commença à se lever, il courut aussitôt vers la sortie et se précipita dans les escaliers.


    Ayant observé cette scène qu'il qualifia d'étrange du seuil de la porte, Rentarou se décida à suivre son ami et l'interrogea sur les raisons de son comportement.


    - Tu vas vraiment la dénoncer ?


    - Bien sur que non, nia Tyro scandalisé. C'est ma sœur !


    - Alors pourquoi tu lui as dit ça ?


    - Parce que c'est ma sœur, répondit-il en pouffant de rire. Elle va flipper jusqu'à la fin du diner à se demander si je vais vraiment en parler ou non !


    - Mais pourquoi ?


    - Parce qu'un frère doit embêter sa sœur, affirma Tyro en levant le doigt à la manière d'un de ses professeurs au collège.


    - Mais la réciproque n'est-elle pas pareille ? Une sœur peut aussi embêter son frère ?


    Alors qu'il venait d'atteindre le palier, Tyro poussa un long soupir et baissa la tête.


    - C'est bien là le problème …


    En remontant le couloir pour atteindre le second escalier menant à l'étage supérieur, les oreilles de Rentarou perçurent un chant d'oiseau tout proche. Peu coutumier des bruits d'animaux, le phénomène l'étonna et s'en ouvrit à Tyro.


    - Ce sont les canaris de ma petite sœur.


    - Ta sœur a des oiseaux ?


    - Si on veut un animal, nos parents acceptent à condition de le garder dans nos chambres et d'en assumer toute la responsabilité, expliqua Tyro puis se mit à compter sur ses doigts. Ai a donc des canaris et mon petit frère Susumu élève des souris, des rats et des hamsters à cet étage. Au-dessus, Juneechan a un caniche et Keniichan garde un chat.


    - Une vraie ménagerie, s'amusa Rentarou. Mais toi tu n'en as pas ?


    En réalité, le jeune homme dissimula ses vrais sentiments en lui afin de ne pas paraître aussi étrange qu'à l'accoutumée. Selon son jugement, les idées sur l'éducation des parents de son ami excellentes. Il approuvait ce choix de laisser leur progéniture apprendre en prenant soin d'un animal les sens des responsabilités. Mais chaque fois qu'il se montrait en accord avec les directives d'un adulte, ses amis n'arrêtaient pas de le charrier alors l'adolescent préféra mentir et feindre la plaisanterie plutôt que d'être encore ridicule.


    En même temps, il se souvenait du traitement des animaux, surtout des chiens, dans son quartier natal. La majeure partie vagabondait dans les rues à la recherches de leur pitance, comme les humains par ailleurs, que les gamins prenaient plaisir à frapper de pierres chaque fois qu'ils en croisaient un. Cependant le pire scénario était réservé aux chiens élevés par des habitants. Il s'agissait presque toujours de voleurs, dealeurs et autres espèces de magouilleurs. Ceux-ci exploitaient leur animal cruellement et les utilisaient pour l'attaque afin de régler leurs affaires. Certains les faisaient combattre à mort dans le but de parier sur leur victoire et d'empocher le plus d'argent que possible.


    Rentarou se souvint alors du jour où il avait ramené un chiot à son appartement.

     

     

    ***


    Serrant contre sa petite poitrine, un chiot marron, couvert de petites tâches noires, sans race bien définie tant il avait été bâtardé, le petit garçon de cinq ans monta rapidement les marches qui conduisaient au septième étage de son immeuble en prenant garde ne pas tomber dans celles qui étaient cassées ou manquaient.


    - Je suis rentré.


    Le jeune garçon avait dit cela pour la forme et par habitude. Il savait que sa mère travaillait très tard chaque jour. Normalement, l'enfant aurait dû se rendre chez Miyu, sa babysitteuse et meilleure amie de sa mère, mais celui-ci avait trouvé sur le chemin de l'école le chiot et avait décidé de passer à son appartement pour l'y déposer.


    - Qu'est-ce que tu as, Ren-chan ? l'interpela t-on subitement.


    Avec surprise, l'enfant leva la tête et découvrit avec une joie immense Asuka, occupée justement à préparer le goûter pour son fils. Immédiatement, il lâcha le chiot et courut se jeter dans les jambes de la jeune femme. Celle-ci sourit tendrement et s'accroupit pour l'enlacer. La mère et le fils restèrent ainsi de très longues minutes. L'enfant demeura collé à la poitrine maternelle à humer sa douce odeur.


    - Ren-chan, dit finalement Asuka en écartant un peu son fils. Où tu as trouvé ce chien ?


    - Il était tout seul dans une impasse et pleurait, rapporta Rentarou en baissant tristement la tête. Il était coincé sous un carton avec une pierre dessus. J'ai craqué le carton pour le sortir.


    - Quelle cruauté, soupira Asuka en attirant tendrement son fils vers elle. Tu as fait une très bonne action en libérant ce chiot.


    - On peut le garder, kaasan ? supplia Rentarou en arborant un air de chien battu.


    - C'est impossible, répondit-elle d'un regard triste.


    - C'est parce qu'on n'a pas assez d'argent pour lui ?


    - Non. On se débrouillerait bien pour l'élever, assura Asuka en caressant le petit cou de son fils.


    - Alors pourquoi ?


    - Dans notre quartier, les chiens servent seulement aux hommes pour commettre des délits, comme le vol ou attaquer les passants, expliqua Asuka, le regard voilé par la tristesse. Si nous élevions ce chiot, il se ferait sans doute attaquer par un de ces chiens et je ne veux pas que tu vois ça.


    - Mais pourquoi ils font ça ? C'est méchant, s'indigna Rentarou avec colère.


    - Il se trouve malheureusement que beaucoup de gens préfèrent choisir la voie du Mal car elle est plus facile.


    - C'est pourquoi kaasan est la meilleure, s'exclama Rentarou en souriant avec fierté à sa mère.


    Souriant à son petit garçon, la jeune femme déposa un baiser sur son front. Brusquement, celui-ci baissa la tête et parut nerveux.


    - Ren-chan, ça ne va pas ? s'inquiéta t-elle.


    - Moi aussi, je suis comme ce chiot, kaasan : je suis né dans ce quartier. Ca veut dire que je n'aurais pas une bonne vie ?


    - Absolument pas, Ren-chan, protesta Asuka avec énergie. Tu es différent de ce chien car tu es un humain. Au contraire d'un animal, tu peux choisir la vie que tu veux mener.


    - C'est vrai ? fit timidement Rentarou en fixant attentivement sa mère.


    - Oui, confirma t-elle. Si tu travailles dur et tu crois en ce que tu veux obtenir alors je sais que tu pourras réaliser n'importe quoi.


    - Eh bien, je sais déjà ce je veux être quand je serais adulte, annonça Rentarou en retrouvant sa bonne humeur.


    - Ah oui ? Et c'est quoi ?


    - Je veux devenir très riche comme ça j'offrirai plein de cadeaux à kaasan ! s'écria Rentarou.

     

    ***



    - Eh Rentarou !


    Émergeant de ses souvenirs d'enfance, le lycéen géant contempla le couloir dans lequel ils s'étaient arrêtés et mit quelques secondes à se rappeler pourquoi il se trouvait là.


    - Désolé, Tyro, s'excusa t-il. J'ai pensé à un truc. Tu disais ?


    - Je disais que Yuuki me suffisait largement, répéta Tyro en observant son ami avec curiosité. Car c'est mon chien à moi !


    Le garçon poursuivit en faisant la moue.


    - Même si cet idiot de Keniichan soutient que je n'ai pas d'animal car les singes n'ont jamais eu besoin d'avoir un animal puisqu'ils sont eux-mêmes des animaux !


    Toujours en proie à la confusion, Rentarou ne saisissait pas correctement les relations fraternelles des Sakumai. Depuis qu'il le fréquentait, Tyro parlait souvent d'eux avec respect et admiration à l'extérieur de sa maison mais ici, le garçon ne cessait de médire sur leur compte et de se plaindre de leur comportement.


    Reprenant leur chemin, tous deux quittèrent l'étage réservé aux petits de la famille et montèrent à celui des grands. Quand ils atteignirent le palier, Rentarou éprouva une forte surprise car il n'aperçut que deux portes, l'une en face de l'autre, séparées d'une distance de six mètres. Son accompagnateur lui indiqua qu'elles conduisaient respectivement aux chambres de ses deux aînés.


    - Tu partages ta chambre avec ton frère et ta sœur ? fit Rentarou.


    - Non, on a chacun notre chambre tous les cinq, réfuta Tyro.


    Le jeune homme aux lunettes sombres ne capta pas le sens logique de l'organisation de cette maisonnée. Son ami l'avait invité à monter dans sa chambre mais maintenant qu'ils étaient parvenus au dernier étage, il découvrait seulement deux pièces. Où dormait Tyro alors ?


    Soudain une voix masculine très grave traversa le bois de la porte de gauche :


    - C'est toi, Takahiro ?

     

    Faisant quelques pas, le jeune homme posa sa main sur la cliche et ouvrit la porte. Sans savoir si cela fut correct ou non, Rentarou suivit son ami jusqu'à son seuil. La première chose qui le frappa fut d'apercevoir à quel point cette salle était grande. Toutefois, cela s'avérait logique. Les deux aînés de la fratrie se partageaient de manière égale le second étage.

    Totalement plongée dans le noir, en dehors du bureau situé près de la porte où travaillait le propriétaire des lieux, la chambre apparaissait comme un lieu parfaitement ordonné. Aucun habit ne gisait sur le sol. Pas même une vieille chaussette sale. Les nombreux livres de sa bibliothèque étaient correctement rangés sur les étagères. Pas un n'était abandonné quelque part. Le lit était correctement fait et bordé.


    En établissant la comparaison avec sa propre chambre dans laquelle les affaires attendaient désespérément de retrouver un jour prochain leur place d'origine, Rentarou se sentit un peu honteux.


    - Rentarou, je te présente mon grand frère Kenichi, annonça Tyro qui s'était approché de son aîné. Keniichan, c'est mon copain Rentarou !


    - Enchanté de faire votre connaissance, dit Rentarou en s'inclinant respectueusement du buste.


    - Moi de même, répondit Kenichi en s'inclinant aussi formellement à son tour.


    - Pas de besoin d'être si formels tous deux, rigola Tyro. On n'est pas dans un truc officiel !


    - Kaasan m'a toujours dit qu'il était important de montrer sa bonne éducation, expliqua Rentarou en se tournant vers Tyro.


    En entendant ces paroles, Kenichi sourit doucement et retira avec délicatesse ses lunettes qu'il utilisait pour la lecture et les rangea dans l'étui posé sur son meuble d'étude.


    - Tu devrais prendre exemple sur ton ami, Takahiro.


    - C'est pas marrant, marmonna celui-ci en détournant la tête vers un des posters de football.


    - Et ce match ? Ca s'est bien passé ?


    - Super ! s'extasia Tyro en retrouvant son excitation rien qu'à ce souvenir. Ryogaku est vraiment très fort ! J'ai hâte d'être dans quinze jours !


    - Je pensais que c'était l'équipe la plus nulle et ses joueurs n'étaient que des imbéciles, des prétentieux et des incapables, s'amusa gentiment Kenichi en rappelant à son frère ses propres mots.


    En silence, Rentarou contempla l'échange entre les deux frères puis réalisa une chose qui l'intrigua. Le visage de Junko se superposa dans son esprit avec les leurs. Les cinq enfants possédaient cette même forme ronde aux pommettes saillantes. Par contre, la teinte de cheveux, ou plutôt les reflets que ceux-ci dégageaient, différait à chaque fois. La couleur châtain devenait noir pour Kenichi.


    - Rentarou ? l'appela subitement Tyro en remarquant l'air absent de son ami. A quoi tu penses ?


    - Je … , commença Rentarou avec appréhension. Je regardais vos cheveux.


    Échangeant un bref regard de complicité, les deux frères comprirent en un éclair ses pensées et éclatèrent de rire.


    - Tout le monde s'en étonne, reprit Kenichi en caressant ses cheveux noirs. Quand nous étions bébés, nous avions tous des cheveux châtains mais ils ont changé.


    - A présent, notre couleur châtain se rapproche plus d'une autre couleur, ajouta Tyro.


    - Et à quoi c'est dû ? s'enquit Rentarou toujours curieux des phénomènes inexpliqués.
    Alors que Tyro haussa avec nonchalance les épaules en signe d'ignorance, Kenichi porta deux doigts à son menton avant de répondre à la question.


    - Nous avons quelques ancêtres d'origine européenne dans l'ascendance de nos deux parents. Cela explique la grande variété de nos couleurs de cheveux.


    - Hein ? Comment tu sais ça ?


    - Si tu passais un peu de temps avec tes aînés afin d'écouter leur sagesse et leur connaissance, tu le saurais, lui assena son frère d'une voix tranchante et affirmée.


    En temps ordinaire, Tyro n'aurait jamais rien dit et accepté la remontrance de son grand frère. Cependant aujourd'hui il se trouvait en présence d'un ami et ne souhaitait pas être vu en une telle position de faiblesse. Le garçon prit donc congé et entraina son compagnon vers le palier. La dernière parole lancée par Kenichi avant le claquement de la porte intrigua Rentarou :


    - Bonne chance pour l'escalade, Rentarou-kun ! cria t-il avec amusement.


    Au départ, le jeune homme aux cheveux de jais ne saisit pas la signification de ce message mais découvrit rapidement son sens en apercevant son ami prendre une échelle collée contre le mur et l'incliner vers le plafond.


    - Tu viens ? l'invita avec entrain Tyro, déjà grimpé sur l'échelle.


    Déstabilisé, Rentarou commençait sérieusement à se demander ce qui se passait dans cette maison et si tous les foyers japonais ressemblaient à celui-ci. Pendant ces réflexion, son camarade monta allègrement les échelons et poussa une petite trappe par lequel il passa ensuite. En réalisant que Rentarou ne lui suivait pas, le garçon pencha sa tête à travers l'ouverture.


    - Eh bien, ça ne va pas ? Tu as le vertige ? Tu ne sais pas grimper ?


    - Euh … J'arrive, bredouilla l'interpelé en émergeant de ses pensées.


    Blessé dans sa dignité, Rentarou s'empressa de le rejoindre.


    Il savait parfaitement grimper en hauteur et ne souffrait jamais du vertige. Vers l'âge de neuf ans, le garçon avait commençait à fanfaronner devant les autres enfants des rues qui erraient dans sa ville natale. Le défi consistait à escalader le grillage de sécurité posé sur les toits des immeubles et à marcher le long des corniches sans se soucier d'une quelconque chute dans le vide pouvait le tuer. Parfois, il le faisait aussi sur les parapets des ponts.


    En sortant de la trappe, Rentarou arriva sur un vaste palier dont le bois du parquet n'avait pas été lavé depuis longtemps rien qu'à voir la poussière et les traces de pas laissées dessus. Un détail l'amusa beaucoup : l'exposition d'une quinzaine de raquettes sur le mur du fond de manière quasiment religieuse. Il repéra aussi dans un coin un gros carton rempli de balles jaunes. L'odeur constitua le détail qui le marqua le plus. Cela empestait très fort et lui rappelait un peu les couches de sa petite sœur quand sa mère lui demandait de la changer.


    - Tyro, se risqua Rentarou un peu embarrassé. Il y a un problème de tuyauterie chez toi ?


    - C'est vrai que ça fouette un peu, reconnut Tyro en reniflant. Il faudra que je descende le seau.


    En disant cela, le garçon se rendit vers le coin de la pièce le plus éloigné et ramena un seau qu'il posa sur la trappe. L'odeur pestitentielle qui s'en dégageait, malgré le couvercle, était si horrible que Rentarou se pinça les nez et regretta de ne pas savoir respirer uniquement par la bouche.


    - Qu'est-ce que c'est ? Un résidu de la centrale de Fukushima ?


    - J'utilise ça en guise de pot de chambre quand je n'ai pas envie de descendre, surtout la nuit. Mais j'oublie toujours de le descendre quand je m'en sers. Je m'en rappelle seulement quand ce qu'il contient à l'intérieur se met à puer.


    Ecoeuré par les relents, le lycéen géant déplora mentalement de ne pas être venu avec un masque à gaz.


    Après cet intermède, Tyro entraina son ami jusqu'à une petite porte et la poussa. Derrière celle-ci apparut enfin la chambre du jeune homme.


    Malgré le fait qu'elle soit spacieuse, la pièce révélait être totalement désordonnée. Au centre trônait un lit en mezzanine. Une échelle posée au bout permettait d'y monter. Draps et couvertures pendaient de tous les côtés. De longs et épais rideaux oranges empêchaient de voir en dessous du meuble. Sur l'un des murs se dressaient plusieurs étagères mais aucun livre n'était correctement rangé. Des tas de piles s'empilaient dessus. Le bureau débordait tellement de papiers, documents, cahiers et manuels que travailler à cet espace paraissait inconcevable. Au sol jonchaient tant d'affaires que marcher dans la pièce sans poser le pied sur une d'elles s'avérait un défi impossible.


    - Et moi qui pensait être bordélique !


    - Comme je vis au grenier, personne ne vient me voir, expliqua Tyro qui s'amusa de la tête de son ami. Enfin il y a parfois Keniichan qui passe. Mais il ne nous dénonce jamais aux parents quand on fait une connerie et nous fait la leçon directement. Et ma mère a le vertige alors …


    En évoluant progressivement dans la pièce, Rentarou aperçut une petite télévision, qui faisait aussi lecteur DVD, et remarqua une console posée juste à côté qui parut l'hypnotiser.


    - Tu ne connais sûrement pas ce modèle pourri, fit Tyro d'un ton de lassitude. Ca s'appelle la Playstation 1 et ça sort sans doute d'un musée ! Dire que Susumu a …


    - Trop cool, l'interrompit Rentarou qui était devenu très excité.


    En ne cessant de détacher son regard de la console, l'adolescent posa sa main dessus et la caressa très doucement. Il se souvint des nombreuses parties jouées avec quelques années plus tôt.


    - Rentarou ? appela Tyro en arquant un sourcil.


    - Désolé, murmura t-il en émergeant de ses lointains souvenirs. Mais petit, ma babysitteuse m'a acheté la même et j'étais trop heureux car j'étais le seul enfant de l'école à posséder une console.


    - Mais elle n'a plus de valeur, s'étonna Tyro. C'est la console que les parents achètent justement le plus aux brocanteurs car elle ne coûte rien par rapport aux consoles actuelles.


    - Dans mon quartier, les cinq mille Yens qu'elle coûte représente deux mois du salaire d'un ouvrier.


    - Quoi ? s'alarma Tyro avec stupeur. Mais c'est le prix de deux jeux vidéos !


    - Beaucoup de choses sont chers et beaucoup de salaires sont bas, éluda Rentarou.


    Baissant la tête, le jeune homme aux multiples piques médita sur ces révélations. Il savait bien le style de vie de sa famille faisait de lui un privilégié. Peu d'enfants possédaient la chance de vivre dans une aussi grande maison et recevaient une quantité considérable de cadeaux de la part de leurs parents. La majorité logeait dans des appartements, souvent exiguës, et faisait très attention à leurs dépenses n'achetant jamais rien de plus que le nécessaire. Également dans beaucoup de familles, les deux parents travaillaient et très peu d'enfants disposaient de leur mère toute la journée.


    L'adolescent se demanda pourquoi certaines personnes naissaient dans l'extrême pauvreté alors que d'autres, comme lui ainsi que ses frères et sœurs, venaient au monde dans une aisance de vie confortable.


    - Jouons, décida Tyro.


    S'approchant de la commode, le jeune homme ouvrit les différents tiroirs un à un et les fouilla sommairement avant d'en extirper en triomphe la seconde manette de la console. En la connectant à la console, Rentarou dit une légère plaisanterie sur le sens original du rangement pendant que son ami avançait à quatre pattes sur le sol afin de retrouver ses jeux.  


    - C'est pas juste, grommela Rentarou de mauvaise foi. Et puis j'ai pas joué à ça depuis mes sept ans alors j'ai un peu perdu la main !


    - On dirait vraiment un ado là, rigola Tyro.


    - Qu'est que tu veux dire ? s'intrigua Rentarou en arquant un sourcil.


    - Eh bien, tu es toujours sérieux d'habitude qu'on dirait presque un adulte.


    - Je suis désolé, s'excusa immédiatement Rentarou en croyant avoir commis une faute.


    - Ce n'est pas un mal, tu sais, dit Tyro avec un léger éclat de rire. Tu es juste un peu plus mûr que les autres mais ce n'est pas important si tu es heureux comme tu es.


    - Je ne comprends pas ce que tu essaies de dire.


    - Je veux juste dire que tu n'as pas à essayer de changer ce que tu es pour t'adapter aux autres. Tu n'as pas non plus à t'excuser si tu ne leur ressembles pas. Tu peux te montrer comme tu le souhaites aux autres et si quelqu'un ne l'accepte pas, il ne mérite pas que tu t'intéresses à lui.


    Contemplant en silence le visage sérieux et soucieux de son compagnon, Rentarou eut l'impression de ne s'être jamais senti si bien de toute sa vie. Pour la première fois, quelqu'un lui disait d'être lui-même. Jusqu'à présent, les paroles entendues sur son compte se trouvaient être des stéréotypes. Quand il était petit, on le traitait de faiblard ou de vermisseau qui ne ferait jamais rien d'utile. Une fois son corps grandi, on l'assimilait à une brute frappant pour son plaisir et doté d'un cerveau minuscule. Pour se défendre, il avait du apprendre à attaquer et à blesser en surmontant sa nature douce et sensible. Aujourd'hui, les élèves de sa classe le traitaient en véritable héros mais il n'avait rien fait de spécial pour mériter cette appellation.  


    - Merci, Tyro, murmura t-il.


    Mais ces mots de remerciement furent de trop pour lui. Une larme perla à son œil, puis plusieurs coulèrent le long de sa joue et tombèrent sur le plancher. Tyro ne dit rien et se contenta seulement de sourire amicalement, sans la moindre moquerie contenue dedans, et lui tendit un mouchoir.


    - J'ai l'air d'une fille, marmonna Rentarou en essuyant ses larmes.


    - Tout le monde a le droit de pleurer, tu sais.


    - Tu es aussi bizarre que moi, sourit Rentarou.


    Tyro éclata franchement de rire à ce commentaire. Brusquement, il s'interrompit et se releva vivement en voyant un rayon de soleil orangé traverser la fenêtre de sa chambre.


    - J'ai failli le louper ! Tu viens ?


    - Où ça ?


    - Dans mon endroit secret, confia Tyro en lui faisant un mystérieux clin d'œil.


    Le jeune homme se dirigea vers un coffre dans le fond de la pièce et monta dessus. Il s'engouffra ensuite entièrement dans la niche devant lui puis tendit ses bras pour ouvrir la fenêtre. Le garçon sortit par l'ouverture et disparut.
    Intrigué, Rentarou l'imita. En faisant attention de ne pas se cogner la tête, il rampa dans la niche jusqu'à la fenêtre. Avant de sortir, ses yeux découvrirent un spectacle féerique.  


    En quittant son poste d'observation, le jeune colosse posa ses pieds sur les tuiles du toit et grimpa agilement jusqu'à la faite où l'attendait son ami et s'assit à ses côtés.


    Rentarou adorait cette sensation de contempler la ville d'une certaine hauteur. Les immeubles et tous ces bâtiments qui lui paraissaient si grands quand on marchait dans les rues devenaient ridiculement minuscules. Cela lui donnait l'impression de dominer l'univers entier.


    - Tu aimes la vue ?


    - C'est superbe.


    - J'essaie souvent de rentrer vers six heures afin de pouvoir voir ça. Quand j'admire cette vue, je me sens apaisé malgré tous les soucis que je peux éprouver.


    Les adolescents ne prononcèrent plus un seul mot et se perdirent dans la contemplation du paysage.


    - Mais la nuit, c'est encore plus beau, ajouta Tyro. Je reste souvent tard ici et j'observe les étoiles.


    - Il y a longtemps que je n'ai pas observé les étoiles, songea Rentarou. En tous les cas, pas pour le plaisir de seulement les observer.


    - Si tu veux, après le diner, on pourra passer la soirée à faire ça. En plus, on n'a pas cours demain alors si on va dormir très tard, ce n'est pas grave.


    - Oh ouais ! Ce serait trop génial !

     

     

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